Faisant mine de ne pas sentir les regards des soldats darder dans sa direction, des mines circonspectes et flétries par la perte de bon nombre de leurs camarades laissés pour mort, ils nourrissaient désormais une certaine suspicion à l’égard de celui qui déclara sa soi-disante volonté de rejoindre les forces du Magicien. Futiles furent ses tentatives de leur expliquer ses desseins, après tout, ils n’avaient guère l’esprit critique pour percevoir au-delà des premières apparences, il ne s’attendait pas à ce qu’on puisse voir chez lui autre chose qu’un traître à sa patrie ayant abandonné les siens pour une seconde fois consécutive, un homme qui avait osé pactiser avec l’ennemi. Incultes, méprisants, leur manque de reconnaissance le dégoûtait au plus haut point. Le sacrifice de sa coéquipière n’avait de sens que s’ils poursuivaient cette lutte jusqu’à sa conclusion, alors il endurait le flot de reproches qu’on envoyait vers lui, tandis que le lieutenant à ses côtés ne semblait pas plus loquace que lui, peu prompt à mettre fin aux commérages de ses hommes si tant est qu’elles leur occupaient l’esprit.

L’air méphitique qui s’élevait des rangs désorganisés de la cohorte qu’il accompagnait n’inspirait guère d’espoir quant au dénouement qui allait suivre à Kenseitô, il s’agissait tout simplement d’une marche funèbre, avançant avec peu de confiance vers la prochaine étape d’une guerre qui ne cessait de les surprendre par la brutalité et ce sentiment d’impuissance qui rongeait leur coeur meurtri par l’incertitude, la quête de sens. Car s’ils se lancèrent naguère dans ce conflit avec confiance, il n’en était rien désormais, leur visage exsangue déformé par la hantise davantage que par les meurtrissures.

S’il avancèrent sans conviction, c’était leur devoir d’honorer la mémoire des défunts qui leur imposait de s’approcher de leur prochaine destination. Le saltimbanque le premier, jettait des regards vitreux vers l’arrière du chariot qui transportait les cadavres démembrés de leurs camarades, et au milieu de cette pile de corps, il remarquait le visage d’un jeune homme dont les traits ne lui donnaient guère plus de vingt printemps. Cette vision lui évoquait son jeune frère qu’il avait laissé dans son village et qui désirait rejoindre l’armée un jour. Qu’était-il devenu depuis la dernière fois? Il espérait seulement qu’il demeurait le plus loin possible du front, où le danger était le plus insurmontable, où la houle fauchait les vétérans comme les jouvenceaux.

[...]

Il avait perdu le fil du temps. A vrai dire, il ne comptait plus les heures de marche, ni les heures de sommeil qu’il négligea dans sa tourmente. Son esprit contenait encore les fragments de la dernière bataille qui se mélangeaient dans sa tête. Qu’aurait-il pu faire pour éviter un tel dénouement, avait-il fait ce qu’il fallait faire pour dominer sur l’ennemi? Il sentait sur ses épaules le poids de la responsabilité, quoiqu’il n’était qu’un mercenaire, il se révélait peu à peu à travers sa capacité à diriger des hommes, tout cela semblait lui venir instinctivement. Mais il n’était pas le seul à être capable de telle prouesse, quand son regard se posa enfin sur une silhouette qu’il reconnut immédiatement.

— Kamui… san?

Quelle était la raison de sa présence ici? Il l'ignorait. Mais il était probablement là dans le contexte de la guerre. En d’autres circonstances, sans doute lui aurait-il accordé un accueil plus chaleureux. Ses yeux emplis de surprise laissèrent place à une certaine forme de tristesse mêlée à de la culpabilité, il était incapable de croiser les yeux avec celui qui était directement concerné par la terrible nouvelle.

— Nous avons été décimés par un terrible ennemi allié à Oto, nous n’avons rien pu faire pour leur tenir tête. Et Izanami…

Dans ses mains fragiles, un objet enveloppé dans du tissu, avec des tâches rouges et des mèches argentées qui dépassaient. On devinait aisément de qui il pouvait s’agir.

— Si je ne lui avais pas proposé de m’accompagner à Tetsu, nous ne serions jamais retrouvés mêlés à cette guerre. Il marqua un temps de silence, la gorge nouée par la douleur irrépressible, comme un étau qui se resserrait et l'empêcher de formuler ses mots. C’est comme si c’était moi qui l’avais tué.

N’était-il par le meurtrier, le vrai responsable finalement? S'il ne lui avait pas parlé de son pays natal, s'il ne lui avait pas décrit ses coutumes et la beauté de ses paysages, ou s'il ne l'avait jamais rencontré lors de cette fatidique mission de nettoyage de tente Fujiwara... Rien de tout cela ne se serait passé. De ses doigts assassins s’écoulait le sang de la regrettée guerrière. Profondément affecté par la foule émotionnelle, il ne remarqua pas encore la présence de l'autre inconnu à l'allure mystérieuse qui se tenait à ses côtés. Mais était-ce vraiment le moment de faire les présentations?

« Le Shogunat d'Homura devait me prévenir s'il s'impliquait dans le conflit du Pays du Son. Je constate que ce n'était qu’un beau mensonge. », son regard trouva celui du samouraï, alors que quelques mèches crépusculaires se dénouaient de la cordelette qui les retenait dans son cou sous la force du vent.