« Les dangos et le thé de la demoiselle ! »

Le visage de la jeune femme s'illumina brièvement alors que le bonhomme au dos courbé apparaissait à ses côtés, posant tasses fumantes et assiette colorée près de la genin. Il vint ensuite s'asseoir non loin d'elle, à sa gauche, épongeant son front en sueur avec un chiffon blanc et étirant ses jambes endoloris en cette fin de soirée d'été.

Cette petite échoppe en plein cœur de la cité offrait les plats les plus réconfortants du coin aux dires de la Shimizu. Tenu par ce vieil homme particulièrement affable, il émanait de l'établissement des parfums alléchants, irrésistibles pour quiconque avait le plaisir de déambuler dans les environs. Sa façade rustique entièrement ouverte sur la rue durant la saison chaude permettait aux passants d'y pénétrer et d'en sortir avec aisance malgré la brume épaisse, et même si les places assises s'y faisaient rares. Deux ou trois tables formaient l'ensemble du mobilier au gré des circonstances, séparés de la route par un large banc en bois assez bas, mais somme toute confortable,  que la kunoichi affectionnait pour l'unique raison qu'il attirait bien souvent les félins errants du voisinage, s'y évachant pour roupiller ou supplier les clients de partager leur précieux repas.

Ce minuscule havre de paix était l'endroit idéal pour souffler un peu après la rudesse d'une journée d'entraînement. La genin y passait d'ailleurs bien plus de temps qu'elle ne voulait l'admettre dernièrement, attirée par le cadre détendu des lieux contrastant avec l'ambiance malsaine qui régnait à son domicile, et l'oreille attentive du vieillard devenu, au fils des mois, une sorte de confident pour l'enfant de la Pluie.

« Toujours aussi délicieux, déclara tout sourire la blonde aussitôt sa première bouchée avalée. Vous vous surpassez chaque jour.»

Le bonhomme opina du chef, habitué à ce petit jeu. Il sirota un peu de thé chaud tandis qu'il contemplait, l'air pensif, la silhouette des marchands tout autour qui fermaient progressivement boutique. Certaines l'étaient depuis de nombreuses heures déjà, faute de clients. Une situation qui en faisait craindre plus d'un quant à l'avenir de leur commerce. C'était aussi son cas, croyait la genin, bien que l'homme ne lui en avait jamais parlé ouvertement - par peur ou par fierté, peut-être. Les mizujins étaient souvent ainsi, avait-elle remarqué depuis son arrivée sur l'archipel. Et elle respectait cette attitude : elle faisait de même la plupart du temps, soucieuse de préserver les apparences ou d'assurer sa propre sécurité dans ce pays où l’on marchait en permanence sur des œufs.

Ce soir-là pourtant, sans doute motivée par d’obscurs intérêts, quelque chose la poussa à questionner davantage son compatriote.

Son bras, jusqu'à lors confortable contre son hakama ténébreux, s'éleva quelque peu dans les airs, et elle tendit la main, comme pour épouser de ses doigts le voile opaque qui les entourait. Insaisissable, il fila de sa dextre en de petites volutes immaculées, parfaitement inoffensives si l’on ne s’attardait pas un tant soit peu à sa véritable nature, bien plus sombre qu’il n’y paraissait. Cela attira l’attention du commerçant, circonspect devant le geste étrange d’Eri. Seulement alors, la kunoichi en profita, et d’une voix presque naïve, partagea tout bonnement ses réflexions à l’ancien.

« On raconte que, dans un pays lointain, une pluie éternelle ne cesse de s’abattre sur la tête de ses habitants. C’est une contrée désolée, mystérieuse et peu de gens osent réellement s’y aventurer, semble-t-il. Elle fit mine de palper la brume du bout des doigts, plissant les yeux devant la menace potentielle que celle-ci représentait pour les traîtres de la nation - et qui faisait tant frémir son paternel. Vous pensez que cette brume est de même nature? Qu’elle serait… potentiellement surnaturelle? Et si... c’était le fait d’un Yokai?  »

Le vieillard fronça les sourcils. Il était de mauvais augure de s’interroger aussi ouvertement sur les origines de la célèbre Brume sanglante - et il le savait. Cette prise de risque ne pouvait attirer que des ennuis.
Devant ce fait, son regard fatigué trouva un peu de réconfort en se plongeant tour à tour sur les dangos et la boisson déjà tiède qu’il tenait contre la peau plissée de ses mains. Il poussa alors un long soupir, considéra un moment sa position, et grimaça, l’air niet.

« Qu’est-ce que j’en sais..?  souffla-t-il en mordant faussement à l’hameçon. Chose certaine, c’est qu’elle fait peur aux étrangers et à ceux qui en ont plein les poches. Et ça, c’est pas très bon pour les affaires. »

Le message se voulait clair, mais l’homme courbé savait à qui il avait affaire. Il était peut-être vieux, mais son instinct de survie restait vif et son expérience d'ancien shinobi le forçait à la méfiance : aussi prit-il le temps de nuancer son propos, pesant chacun de ses mots d’une voix forte, tranchante.

« Quoi qu’il en soit, l’intérêt supérieur du village prime, et c’est bien mieux ainsi. La brume ne peut fondamentalement être une mauvaise chose. Il n’y a que les mécréants qui la craignent, n’est-ce pas? Quel imbécile irait réellement s’opposer à la stabilité que nous offrent nos dirigeants ? »

Il fit un clin-d’oeil à Eri. Sa question, purement rhétorique en vérité, vint tel un point final sur une discussion qui n’avait que trop durée pour leur propre bien. Le silence, un malaise pesant, s’installa entre eux, laissant la Shimizu seule avec ses démons. Elle termina son repas ainsi, sirota les restes froids du thé au jasmin, puis proposa enfin son aide au vieil homme avant de rentrer - un coup de main qu’il ne refusa point, la remerciant même de conseils avisés :

« Surveille toujours tes arrières, petite. Et aie la sagesse de savoir tenir ta langue... Ça t'évitera bien des ennuis à l'avenir, tu peux me croire. Toutes les questions ne sont pas bonnes à poser : la vérité est parfois plus cruelle que l'ignorance. Je tenais à ce que tu le saches. »

Sur ces mots, il eut un sourire doux-amer, puis tourna les talons pour disparaître dans le lointain.

Sur le chemin du retour, les propos du commerçant résonnèrent à nouveau dans les pensées d'Eri. Loin d'avoir brisé la volonté de la Shimizu, ceux-ci en avaient plutôt alimenté la flamme. Si les idées, les hypothèses s’entrechoquaient encore dans sa tête, sans qu’aucune réponse, ni preuve concrète, ne puisse soulager ses craintes et ses appréhensions, une certitude semblait désormais poindre à travers le brouillard: un lien unissait l’obsession de son père pour les Yokais à la peur qui habitait le Yamanaka devant l’inquisition de la Brume sanglante. Afin de faire la lumière sur les objectifs de leur présence au Pays de l’Eau, elle plongerait tête première dans ce mystère, quitte à y laisser des plumes. Ainsi, seulement, pourrait-elle faire une croix définitive sur son héritage clanique.

Elle s'enfonça donc dans la nuit, en quête de réponses, d'un nouveau départ, les conseils du vieillard à jamais gravés dans sa mémoire.