Le Prologue — Été 83, Quartier (des BGs) Nara
Ft. Nara Haruko
J'aurais préféré être ailleurs. Déguster les pages d'un livre en solitaire, sous les couvertures, autour d'une tasse de thé fumante et de sucreries goutues. Partager des histoires de voyage, des expériences de vie avec une ange de soie immaculée. Suivre la Voie ou apprendre l'erhu auprès de l'armuré pieux. À Ame no Kuni, peut-être même aussi. Oui... Partout ailleurs qu'ici : les banquets, les grands événements, ce n'était pas pour moi. D'autant plus depuis ma rencontre avec le monstre du cimetière, et ses relents lancinants... Le visage fermé, la lassitude me gagnait peu à peu alors que je pénétrais le quartier des ombres où l’on m’avait conviée en ce début de soirée estivale : une invitation lancée plus tôt en matinée, en vue d’une énième danse au milieu de ce ballet diplomatique, ce théâtre d'opérations obscures qui dépassait en vérité largement une kunoichi de ma petite envergure. J'avais beau être une diplomate en ce pays, ce jeu d’apparat et de négociations, cette triste mascarade m’ennuyaient plus que je ne voulais l’admettre. Je devais néanmoins jouer le jeu, à mon grand damn, au meilleur de mes capacités, pour le bien du monde, semblait-il.
À l’orée de leur domaine, je vis bientôt le visage connu, encadré de jais, qui s'était fait émissaire pour les siens quelques heures plus tôt. Un certain Shinji, du clan Nara — ainsi s'était-il présenté à moi, du moins.
Je le saluais simplement de loin, sans plus de fioritures, en voyant ses traits nerveux se dessiner parmi les silhouettes sobres des maisons traditionnelles qui poussaient ici, dans cet oasis paisible, comme autant de champignons de bois. Étouffant à la commissure de mes lèvres un sourire timide à son endroit, je le vis s'incliner brièvement, puis tourner les talons à toute vitesse pour une destination que je jugeai bon de découvrir tandis que j'accélérais quelque peu le pas, à sa suite. Sans doute me guidait-il, maladroitement, là où mes confrères de la délégation de l'Eau m'attendaient.
Dans cette bulle hors du monde où le calme paraissait d'ordinaire régner en roi et maître, je pus rapidement entendre, et voir, au fur et à mesure de mon avancée, les échos distordus de conversations mondaines, et les jeux d'ombres traçant et déformant les contours de nombreux convives à la lueur dansante des lanternes sur le sol pavé. Si je perdis le jeune homme une fraction de seconde par-delà les bâtiments, je le retrouvai bien vite en tournant la rue suivante, guidée par la seule lumière de la salle de réception.
Alors, flirtant davantage avec la compagnie des jardins délicats et des innombrables symboles claniques ornant les devantures pour éviter au maximum l'attention des plus curieux qui allaient et venaient sur la route éclairée, je me frayai un chemin, tout en discrétion, jusqu'à parvenir à destination. Là, sur le pas de la porte grande ouverte pour l'occasion, je croisais une dernière fois le Nara véloce tout en sueur, qui m'offrit un sourire distrait avant de disparaître pour de bon, comme un voleur.
Plus que les voix des invités, ce furent à ce moment les fragments de pensées intempestives, tantôt aiguës, tantôt graves, mais toujours confuses ou floues, qui m'assaillirent, comme des dizaines de poussières irritantes polluant mes songes de banalités incompréhensibles. Des murmures intérieurs incessants, un flot envahissant qui allait en grandissant malgré moi, à chaque pas franchi, à l'instar de la boule qui se formait petit à petit dans ma gorge tandis que les regards se tournaient un par un dans ma direction.
M'arrêtant non loin de l'entrée, je balayai l'espace un temps, désespérée de dénicher au centre de tant d'âmes inconnues la figure rassurante d'un comparse. En vain. Croisant toutefois l'éclat boréal d'un homme de belle allure qui me fit quelque peu rougir, vêtu d'une tenue sombre tout à fait solennelle marquée d'un
kamon désormais familier, je m'avançai plutôt à sa rencontre, tâchant dès lors de me montrer digne du rôle que l'on m'avait attribué. Cela n'allait pas être une mince tâche, visiblement.
Arrivé à ma hauteur, celui-ci se présenta alors, avec tout le sérieux qu'un tel événement requérait d'un homme de sa stature. Je l'accueillis d'un sourire fin, mais timide, hochant brièvement la tête avant d'incliner le buste à mon tour, tout en finesse, faisant doucement glisser mes bras enveloppés du tissu turquoise de mon
haori sur les rebords plissés de mon
hakama ténébreux. Maintenant ma chevelure en place, un fin ruban rouge, parsemé de minuscules cristaux étincelants, flotta délicatement tandis que je me redressais enfin pour le saluer de ma voix quoiqu'un peu distraite par le chaos de pensées environnantes.
« Le plaisir est... partagé, Haruko-sama. Shimizu Eri, de la délégation de la Brume. »Je me perdis, un moment, sur les tables et les gens de tous horizons garnissant l'espace. C'était bruyant, mais pas trop. Leurs songes, par contre...
« C'est une, euh... somptueuse soirée, que voilà. Le clan Nara nous fait un... grand honneur. »Il m'invita à le suivre, ce que je fis sans hésiter, me guida près de larges tables, alignées les unes aux autres, recouvertes de victuailles et de mets soigneusement préparés pour l'occasion. Biscuits, gâteaux, thés et breuvages colorés égayaient les sens de tous les convives présents ici, et surtout des miens, pétillants, en plus d'enrober l'air ambiant d'arômes floraux ou fruités particulièrement savoureux. La vue des cookies au chocolat, que je reconnus sans mal, me tira une doucereuse grimace. De ceux-là, je n'en avais vu que sur l'archipel de l'Eau, sur l'île tropicale d'Aikuro. Une rareté dont je comptais bien me goinfrer.
Les indications de mon hôte transmises, mon attention se porta ainsi avec d'autant plus d'intérêt sur le buffet à proximité, mais je n'eus point le temps de m'y attarder véritablement. Sitôt une tasse entre mes doigts, je pus ressentir un malaise me parcourir ; la nausée me prenait, ma respiration se faisait erratique, accablée, ensevelie par un don incontrôlable. Posant mes paumes sur la surface de la table, je dus fermer les paupières, me recentrer de deux ou trois inspirations profondes avant de poursuivre ma quête de thé, reléguant à contre-coeur la nourriture à plus tard.
Je rejoignis bientôt la table désignée par le noble à la chevelure d'ébène, l'y déposant une tasse libérant encore ses vapeurs parfumées au jasmin. Aux côtés du Nara siégaient une femme d'âge et de traits similaires, ainsi qu'un homme, plus vieux. Je m'empressai de les saluer respectueusement, avant de me joindre à eux.
« Je... dois vous avouer que je n'ai pas... hm... l'habitude, de ce genre d'événements. Tant de nourriture, de gens, c'est... impressionnant. Et... tout à votre honneur. » dis-je, à nouveau distraite par l'environnement.
Fixant la tasse recouverte de mes paumes bien plus que mes hôtes, j'y pris une petite gorgée, souriant légèrement en dégustant sa saveur incomparable.
« Et donc... Je... J'ai cru comprendre que vous vous intéressiez à mon... peuple, mes contrées, Haruko-sama ? »Je pouffai doucement, sourire en coin.
« Les amejins et le Pays de la Pluie vous intriguent donc..? »Je pris une seconde gorgée, marquant une pause un peu plus longue, détaillant tour à tour chacune des âmes autour de la table, retrouvant finalement le visage soigné de Haruko.
« Ou peut-être parliez-vous du... hm... Pays de l'Eau et des kirijins..? Auquel cas, je vous avoue que... je... ne... suis peut-être pas la mieux placée pour en parler. Enfin... pas ici. »Mon attention se perdit dans la salle de réception, ma joue lâchement évachée dans la paume de ma dextre. Je fermai les yeux, un instant, poussant un soupir long et pénible — ma tête menaçait déjà d'exploser.
« Il y a un peu trop de... hm... pensées vagabondes, dans cette salle, non..? »