Printemps 83, Pays du Feu - Homura, Taverne Onirique.

Le vieux avait de bonnes raisons de venir me chercher des poux. J’en avais tout autant pour défendre mes positions. Je refusais de me faire marcher sur les pieds plus longtemps, considérant que les autres avaient leur part de responsabilité dans cette affaire.

« Kaïto. J’en ai plus qu’assez de recevoir des plaintes te concernant. Visiblement, ta mise à pied et le savon que je t’ai passé n’ont pas suffit à te faire réfléchir à tes manières de brute écervelée. »

Serrant les poings, la colère brûlait de mille feux dans mes globes oculaires. Pour beaucoup, mon regard s’apparentait à celui d’un petit démon prêt à sauter au cou de n’importe qui. Mes yeux rouges avaient toujours posé problème. Non. C’était faux. Mon comportement avait accentué mes défauts physiques, laissant alors bien trop de place à cette petite boule de nerfs que j’étais.

« Wesh, le vieux. N’viens pas me péter les couilles pour des broutilles… »

Mes positions n’étaient guère tenables. J’en prenais conscience. Brutalement. Je m’étais laissé aller et je m’étais enfermé dans mon petit monde, ne laissant alors guère de place à cet autrui. Oui. A tous ces individus que j’avais appris à haïr dès mon plus jeune âge, alors que leurs présences n’avaient été la source que d’une neutralité impartiale à mon égard. Mon existence leur importait peu. Mes interprétations de l’extérieur avaient été biaisées par une vie passée dans les rues.

« Kaïto. Je ne suis pas ton pote. Tu vas commencer par baisser de plusieurs tons et à me parler meilleur. Nous n’aurions pas cette discussion si tu n’étais pas encore parti en vrille avec des clients plus tôt dans la matinée. »

Seul face à lui-même, ce petit garçon qui cherchait désespérément à exister pour quelqu’un n’avait trouvé pour seule réponse la violence. Une violence par les mots. Une violence par les poings. Tout n’avait été qu’un prétexte pour faire pleuvoir des coups. Pourquoi personne ne faisait attention à ma douleur ? Etais-je le seul à ressentir cette immense et insatiable solitude au fin fond de mon coeur ?

« Pardon ? Mais c’est une blague ! Ces connards m’ont pris pour leur chien… »

Le vieux se mit à se masser les tempes, en prenant de profondes inspirations. Je ne comprenais guère pourquoi il prenait leur défense. Avec les années, cette désagréable et constante impression qu’un fossé s’était creusé entre mon père adoptif et moi me prenait aux tripes. N’étais-je plus assez bien pour lui ? L’avais-je seulement été un jour ? M’avait-il récupéré pour faire sa bonne action de son vivant, histoire d’espérer une place digne de ce nom lors de sa prochaine vie ? J’estimais être dans mon bon droit lorsque j’avais fait intervenir l’une de mes marionnettes.

« Es-tu certain que leur éclater le nez contre la table avec Moka était la réponse la plus pertinente à leur manque de savoir-vivre ? »

Un soupir venant du plus profond de ses entrailles jaillit de son gosier. Avant que je ne pusse émettre le moindre son, il leva sa main dans ma direction, m’intimant ainsi l’ordre de me taire.

« Ne prends pas la peine de répondre maintenant. Je ne veux plus de tes excuses. Il est grand temps que tu grandisses et que tu prennes tes responsabilités, Kaïto. Avec l’aval du conseil, tu es rétrogradé au rang de simple membre du Gang des Sept Nains. Ton poste d’apprenti devient donc vacant et le sera jusqu’à ce que tu te montres digne de l’occuper à nouveau… ou que quelqu’un prenne ta place. »

Je manquais de m’étouffer avec ma propre salive tant la surprise de cette annonce fut grande. J’ouvris plusieurs fois la bouche, mais aucun son n’en sortit. Moi qui pensais avoir touché le fond, voilà que le sol se dérobait à nouveau sous mes pieds.

« Lorsque ton emploi du temps le permettra, tu seras posté en cuisine. Je ne peux que te conseiller de te faire oublier et d’accomplir tes tâches avec soin. Maintenant, dehors. J’ai à faire avec l’administration de la taverne. »

Il n’avait jamais été question de me remplacer à mon poste d’apprenti. Néanmoins, le conseil avait accepté que le vieux utilise ce subterfuge pour me faire redescendre sur terre. Non. Plutôt pour me faire prendre conscience du monde qui m’entourait. Brutalement. La manière douce n’avait guère fonctionnait jusqu’à présent et mon comportement me jouait des tours. Oui, des tours qui, à terme, pourraient être mortels pour moi.

Mais de tout ceci, je n'en avais pas conscience. J’étais incapable de prendre du recul sur la situation. La position dans laquelle se trouvait le vieux le rendait malheureux. Toutefois, la colère et ce sentiment d’injustice qui m’habitaient en ce moment m’empêchaient de m’en rendre compte. Le chef du gang des sept nains avait été mon garde-fou depuis qu’il m’avait récupéré et adopté. Il était le mieux placé pour savoir de quoi j’étais capable et il espérait, depuis longtemps, que je prenne conscience de mes capacités.

Je quittais la pièce sur la pointe des pieds, sans un regard en direction de mon aîné. Je ne pris même pas la peine de fermer la porte et déguerpis dans ma chambre, là où je pouvais me cacher. Je me recroquevillais dans un coin et restais là, le regard dans le vide. Quelques larmes se mirent à couler sur mes joues. Quelques perles que je vins rapidement essuyer lorsqu’une voix inconnue se mit à s’égosiller dans la salle commune de la taverne.

Qu’elle ne fut ma surprise lorsque je fis face à un corbeau qui, tout en roulant ses yeux globuleux, me cherchait au milieu des clients. Finalement, son regard vint se poser sur moi. Mes poings se serrèrent dès qu’il fut question de ma taille dans ses propos. Son rire, bien que léger, prit un malin plaisir à aiguiser mon exaspération vis-à-vis de cet hideux volatile.

« C’est qu’t’aurais presque une langue aussi acerbe que la mienne. J’te conseille de bien choisir tes prochains mots… Tu n’dois pas être bien plus compliqué à cuisiner qu’un poulet ou un pigeon. Et j’connais cet art culinaire mieux que personne… Surtout lorsqu’il s’agit de corbeau dodu comme une dinde et bavard comme une pie moqueuse. »

Voilà qu’il se mettait à présenter ses excuses, comme si de rien n’était. Ses propos suivants attirèrent pourtant mon attention et lui évitèrent une nouvelle volée verbale de ma part. Il décolla du bar sur lequel il s’était posé nonchalamment. Il fit apparaître un parchemin qu’il me tendit, tout en précisant que, comme je ne savais pas lire, il se chargeait de me faire un « topo ». Pffff… Totalement has been, le corbeau !

« Génial. Je n’sais pas t’es qui par rapport à Kamui et il s’est permis de te faire part de ce genre d’informations… Ce connard s’est barré sans plus de considération que cela pour moé, en me laissant avec une putain de lettre… »

Cette enveloppe trônait encore sur mon bureau. Je ne savais pas ce qu’elle contenait. Je ne l’avais pas ouverte. Pendant longtemps, j’avais cru qu’il l’avait fait exprès. Pour m’enfoncer et se moquer de mes incompétences. Quelques jours plus tard, je m’étais présenté à son domicile pour demander des explications quant à cet envoi que je trouvais totalement déplacé. Et certainement pour lui chercher un peu querelle.

J’avais alors appris qu’il était parti je ne sais où pour un temps indéterminé. Je l’avais très mal pris. Cette histoire m’avait vexé comme un pou. Bien que notre seule et unique mission ensemble avait été riche en émotions et en rebondissements, il m’avait laissé une très bonne impression. C’était comme si j’avais trouvé le soleil derrière qui me cachait. J’avais retrouvé chez lui ce quelque chose de rassurant qu’il y avait chez le vieux. Ce truc qui n’avait guère peur de me remettre à ma place. Cette force de me canaliser.

Et il était parti. En me laissant avec une putain d’enveloppe. Je m’étais senti trahi, abandonné. Comme si le nain que j’étais n’était qu’une petite merde illettrée sur laquelle on pouvait s’essuyer les pieds. Et encore. Certains auraient trouvé mille excuses pour m’éviter, sous prétexte que des excréments pouvaient porter malheur.

« … Et voilà qu’il m’envoie sa volaille de compagnie qui, en plus de se foutre ouvertement de ma gueule, n’hésite pas à me balancer, avec toute la désinvolture dont un volatile peut faire preuve, des renseignements à la gueule. Comme si tout ça était d’une remarquable banalité. Tssssss… On n’se connaît pas que tu m’gaves déjà… »

Kamui restant Kamui, le corbeau avait réussi à piquer ma curiosité. Le Fujiwara ne laissait jamais rien au hasard. Il serait bien mal avisé de ma part de ne pas écouter ce que la poulaille avait à dire. Les regards des clients se faisant trop lourds sur notre duo, je fis signe à l’oiseau de me suivre.

« Viens ! Allons parler dans un endroit plus calme et plus discret. »

La lettre en main, je montais à l’étage et invitais le corbeau à entrer dans ma chambre. Je ne cherchais pas à l’ouvrir et elle vint se perdre sur mon bureau, non loin de la première. Dans un angle de la pièce, il y avait mon lit. Au centre, une table basse avec des coussins autour. Sous la fenêtre, le visiteur pouvait deviner une officine sous des monticules de livres et de parchemins. Plusieurs armoires habillaient les murs. Elles croulaient elles-aussi sous un grand nombre de recueils. Pour la plupart d’entre eux, je m’étais débrouillé pour savoir ce qu’ils contenaient.

Quant au sol, on ne savait qu’il existait que parce que chaque pièce de la taverne en avait un. Mon invité put admirer, au milieu des plumes, des encres et des crayons de couleur de nombreuses planches à dessin. Certaines étaient finies. D’autres en cours de réalisation. Chacune d’elle était une étude anatomique, parfois d’un corps humain, parfois d’une marionnette. Parmi eux se trouvaient deux projets qui, ma foi, sans un œil averti, pouvaient passer pour de banales esquisses.

« Je t’en prie. Assieds-toé où tu veux. »

Le plus naturellement du monde, je vins glisser une planche affichant une ossature qui était bien trop différente de celles utilisaient habituellement pour mes marionnettes sous d’autres parchemins. Je fis de même avec des estampes représentant des cadavres bien trop rigides pour être de véritables corps humains.

Je vins remplir une coupelle d’eau que je mis devant le corbeau, sans un mot. Il avait dû faire un long trajet pour transmettre ses messages et, la moindre des choses, c’était qu’il puisse se désaltérer correctement.

« T’as faim ? J’peux aller t’chercher un truc à bouffer au b’soin. »

Lorsque ces détails furent réglés, je vins m’asseoir en face du volatile, la table basse nous séparant.

« Tu as toute mon attention… »

J’écoutais en silence le corbeau, sans le quitter une seule fois du regard. Lorsqu’il eut fini, je mis ces informations dans un coin de ma tête, histoire qu’elles puissent prendre tranquillement le thé avec mes cellules grises. Je croisais les bras sur mon torse et me mis à réfléchir. Malgré ma rancoeur, je ne pouvais pas me permettre de faire la fine bouche. Parmi toutes les personnes qu’il avait choisi de contacter, seulement quatre figuraient sur sa liste. Pourquoi moi ?

« Qu’est-ce que Kamui attend de moé ? Le connaissant, il n’a pas donné ces informations à n’importe qui. »

Oh que oui ! Il avait forcément un plan derrière la tête.

« Je ne peux malheureusement pas faire grand chose pour lui tant qu’il se trouve à Oto. A moins qu’il veuille que je vérifie ou trouve certaines informations pour son compte dans le pays du feu… Kamui est un homme intelligent. Il n’aurait pas entrepris tout ce qu’il a fait sans avoir un plan en tête. »

Nous étions quatre dans la confidence. Seulement quatre.

« Qui sont les trois autres personnes ? Kamui leur a-t-il laissé des instructions ? J’ai beau tourné tes informations dans tous les sens, je ne vois pas ce que je pourrais lui apporter pour le moment… A moins qu’il souhaite obtenir des renseignements en contrepartie… Dans quels domaines ? »