An 82, quelque part à Hi no kuni. Le fief du Feu était un lieu d’inspiration et d’épanchement pour les cœurs, un lieu de retraite champêtre, un microcosme fertile et plein de vie, laissant les visiteurs admiratifs de la grande diversité des cultures et de la symbiose qui se formait entre la nature et la civilisation. Conquérant méthodiquement les vallées et forêts par la force des outils, l’homme avait laissé son empreinte, dominé la nature jusqu’à que celle-ci lui offre ses ressources et assure sa survie. Un paradigme instrumental et nécessaire, aux antipodes de la vision de l’artiste philosophe, s’attachant plutôt à la quête de l’essence et du contingent, la finalité des choses pour elles-mêmes. Yoichi faisait partie de ceux qui aspirait à parcourir le cosmos pour y découvrir toute sa quintessence, explorer les voiles de la volupté qui lui conféraient une complexité inextinguible, un foisonnement de couleurs chamarrées et une intensité fondamentale faisant battre son cœur vibrant au rythme des habitants de cette terre nourricière. Le canevas sur lequel il dépeignait son chef-d'œuvre était voué à l’éternel, un culte dédié à perpétuer l’espérance et la délivrance des peuples pâtissant d’une condition humaine perdue dans les rouages de la nécessité et d’un simulacre de liberté. Le poète illuminé qu’il était ne pouvait s’empêchait de constater la marotte de la réalité parasiter les esprits de la doxa qui, plaçant leur espérance dans une vaine recherche de la richesse et d’un bonheur matérialiste figés dans le temps, finit par oublier leur existence en tant ce qu’elle était un devenir et non une étape ultime de cette longue pérégrination à travers les âges. Il fallait éveiller l’âme à une réalité supérieure, rappeler l’homme à son origine pour l’extirper des mensonges liés à sa finitude.

Au coeur d’une guinguette animée par les conversations et le tintement des couverts, le grincement des chaises bancales, on apercevait dans un coin de la pièce une silhouette élancée, un homme à la chevelure cramoisie et aux paupières fermées, les jambes croisées sur un tabouret, il tenait une flûte traversière entre ses doigts filiformes, pianotant une mélodie pleine de grâce et de virtuosité délestant les esprits agités du poids de leurs pulsions primitives conditionnées par les tribulations quotidiennes. En tant que ménestrel, il avait fait sa mission de transmettre par le biais de sa rhétorique grandiose, les plus charmantes et inspirantes paraboles de sa génération. Vivant au travers des écrits dont il s’était abreuvé sur le cours de plusieurs années, il n’était que le relais plutôt que la source de ce flot inexhaustible de sérénades et ballades destinées à raviver les passions et étancher les esprits de multiples visions d’un idéal fantasque mais ô combien riche en enseignements. Il insufflait toute la puissance de sa musique dans les paroles qui malheureusement ne réussirent aucunement à atteindre le cœur d’une audience s’abandonnant au plaisir du présent et aux égarements du passé.

Bien qu’il ne trouvait guère d’écho chez ces corps imbibés et insensibles à la joliesse de la cantique, de sa voix suave et articulée, il avait formé une atmosphère propice à la visualisation de ses apologues empruntés au ouï dire, on-dit et qu’en dira-t-on. Sa prose avait le pouvoir d’évoquer et d’invoquer des figures ancrées dans l’imaginaire collectif, leur donner une tangibilité sur scène de sorte à ce que leur existence devienne indubitable, jusqu’à duper les esprits les plus sceptiques.

Démiurges du Yuusei face à leur création,
Leur bataille déchira le continent des hommes
Condamnés à la vie, tout la guerre consomme,
Par la main du divin voués à la destruction.

Ondoyant entre les fils rouges du destin,
Les factions se livraient à un combat sans fin,
Séides d'Izanagi, Fidèles d'Izanami,
Afflictions et tourments, l'apanage des Kamis.

Au milieu d’une foule animée par la poursuite de l’ébriété et le plaisir de la conversation superficielle, Yoichi était semblable à une montagne solitaire, baignant de sa musique une partie de la pièce remplie d’âmes vivaces et soudées, en marge d’une société anarchique et sombrant dans la décadence, il persévérait dans la quête de l’impossible.

« Tu parles des dieux comme si tu les avais rencontrés, barde. », siffla-t-il, ses iris muées en deux fentes, affinées par leur nature animale – la colère. « Attendu, de la part d'un Uzumaki. »

« À moins que tu ne partages pas leur sang. »

Absorbé par son concert solitaire, laissant son esprit s’exalter vers le ciel des idées, disséminant à travers la pièce syllabe après syllabe, vers après vers, une histoire transcendante qui résonnait vraisemblablement avec les coeurs d’une audience qui se vit peu à peu captivée par le chant séraphin, celui qui se faisait appeler l’artiste vagabond dardait son regard au milieu de la marée humaine qui côtoyait les abords de sa sphère d’intimité. Des visages épars et peu familiers, certains ne dégageant guère que de l’indifférence voire du dégoût, d’autres lui évoquant des personnages ou des connaissances qu’il crut identifier, avant de se défaire de ce sentiment illusoire, il arrêta enfin ses pupilles espiègles sur le visage d’un éphèbe dans la fleur de l’âge, à la parure irradiée et les orbites incrustées d’orpiment. L’espace d’un instant, il jaugea le jeune homme tout en faisant mine de poursuivre sa mélopée, il n’y avait aucun doute qu’il nourrissait un intérêt particulier pour cette présence qui s’était faite remarquer dans son audience composée de la plèbe locale et de vulgaires vagabonds, et quelques rejets de l'humanité.

Cette fenêtre sur l’âme de l’inconnu était soulignée par les traits rouge sang qui la renforçaient d’une intensité occulte et qui incitait à percer le secret qui se cachait derrière les apparences. Cette rencontre insolite suscitait bien des questions dans l’esprit du poète: qui était cet étranger? Le pérégrin qu’il était n’avait aucun mal à reconnaître un confrère du voyage, et par-dessus-tout son oeil d’artiste était entraîné à identifier le minerai précieux enfoui dans les escarpements rocheux, l’héliotrope survivante au milieu des plaines gelées, la flamboyance iridescente dans le regard d’un individu qui avait le pouvoir de transmuter le monde en profondeur, le façonner selon un paradigme qui lui était propre. C’était justement le genre de personne qui était capable de séduire sa fibre artistique, en ce qu’il était fervemment dévoué à la poursuite des exploits et des légendes quelles qu’elles fussent.

Il s'enorgueillit de percevoir le potentiel d’un individu d’une oeillade simple, à partir de la prestance et de l’apparence, ils faisait l’exégèse des personnages, imaginaient les histoires qu’ils pouvaient traverser jusqu’à l’acte final. Rares étaient ceux capables de l’interpeller de cette manière, aussi afficha-t-il un sourire intrigué lorsque l’homme en question se mit à prendre la parole pour l’interroger. Il était très courant de penser qu’il partageait le sang des Uzumaki, en raison de sa chevelure écarlate qui contrastait sans équivoque avec les gens du commun, il soupçonnait lui-même être le descendant lointain d’un membre de cette lignée prestigieuse. Une quête pour un autre jour peut-être, il avait suffisamment de questions en suspens. A commencer par l’identité de son interlocuteur et le lien qu’il entretenait avec ce clan.  

— Et si c’était le cas? Son ton était teinté de défiance et d’une malice amusée, jouant avec braises, il n’était pas loin de se brûler les ailes suite à sa taquinerie.

D’un mouvement gracieux de la tête, il fit déplacer une mèche rouge qui s’était déposée narquoisement sur son front satiné, il retira ses doigts filiformes de son instrument à vent, convergeant l’ensemble de son attention sur le bel inconnu au ton inquisiteur, et qui ne prit pas la peine de dissimuler un brin d’hostilité dans le timbre de sa voix éloquente.

— Si vous le permettez… Il descendit de son siège, effectuant une révérence face à la foule qui se dispersait, marquant la fin de sa prestation. Il accepta quelques pièces dans une écuelle qu’il leur tendit d’un sourire galant. Sans précipitation, il fit quelques pas droit vers l’homme à l’allure austère, avant de passer à côté de lui, son épaule effleurant la sienne. Suivez-moi dehors, et je me ferai un plaisir de répondre à vos questions. Après quoi il poursuivit son chemin, en direction de la sortie de la gargote.

« Je ne vois aucun de leurs sceaux sur ton corps. Mais vêtu comme tu l'es, j'imagine qu'il est difficile de le constater. »

« Ce n'est pas tous les jours que l'on entend quelqu'un user du nom d'Izanagi sans le dénigrer au profit de la sainte Izanami. Aurais-tu entendu une autre version de cette légende, ou es-tu simplement magnanime ? »

« Quel est ton nom ? »

La suite de leur conversation eut lieu sous l’influence de l’empire sélénien qui éclairait cette chapelle de tranquillité où les hommes se retrouvaient pour déposer le joug du travail sisyphéen. Les âmes qui s’y trouvaient naviguaient les limbes d’un présent tumultueux et d’un futur ondoyant, sans cesse remis en question par les caprices du destin et les affres de la condition de l’homme, partagé entre le besoin d’un noyau de sécurité et leur désir insatiable d’indépendance. Paradoxe irrésolu, une des grands énigmes qui les rendait si prompts à consoler leur inassouvissement avec les idoles de la divinité, priant la magnanimité des entités pour leur offrir un îlot de quiétude, leur laissant intuiter les bras de la mère et la guidance tutélaire du père que l’âge leur avait enlevé, une projection paradigmatique fondamentale dessinant l’ensemble de la plaine de leurs idées. Or, n’était-ce pas soumettre l’esprit de l’homme au risque de se détacher de la rugosité et des aspérités d’une réalité trop âpre pour être supportée? N’était-ce pas simplifier le réel pour ce qu’il n’était guère qu’une balance itérative entre joie et tristesse, pour chanter l’élégie en l’honneur d’un beau éternel qui n’existait que dans les croyances des dévots? Confondre la forme du beau avec la teneur de ses paroles sibyllines, la métaphore ne devait être prise pour une parole absolue que l’esprit critique ne saurait questionner, puisque le jugement de l’homme se devait de s’affranchir des illusions ornementales de la rhétorique dogmatique, et arpenter les chemins escarpés de la souveraineté du Moi.

Épris d’un penchant scissionnaire à voguer au-dessus de la houle normalisatrice, l’apologie envers le panthéon des dieux fondateurs relevait davantage d’un intérêt purement esthétique que d’une forme de vénération sincère. Car sa passion pour la métaphysique s’arrêtait aux frontières de l’art poétique, il ne voyait aucune motivation à poursuivre sa quête sur des domaines qui échappaient à son entendement, laissant le plaisir de la controverse aux passionnés de l’exégèse et du déchiffrement des manifestations cryptiques. Il n’était rien de moins qu’un chanteur, un interprète, un conteur qui acceptait l’établissement du monde et ses absurdités, un penseur dont l’expression exaltée traduisait l’iconoclasme de ses pensées profondes, étudiant les moeurs pour ce qu’elles étaient, à savoir le fruit d’une culture conditionnée par un flot de croyances et de présupposés. Les hommes jetaient leur dévolu en faveur d’une divinité plutôt que d’une autre, de la même manière qu’ils courbaient l’échine face à un souverain, peut-être par mimétisme, peut-être parce que notre condition était telle qu’il nous était impossible de devenir complètement libre de vivre en dehors de la volonté de quelqu’un. La servitude volontaire, un mal insidieux qui taraudait les multiples facettes des sociétés de nos jours, celle-ci nous rendait finalement incapable de vivre avec la Raison pour seul arbitre car la solitude qui en résulterait de cette situation était bien trop intimidante, autant pour le nécessaire cheminement de la pensée que nous devions effectuer pour émerger vers la plénitude et l’indépendance, que pour la marginalisation du reste d’une communauté aveuglée par le souci de la convention et de la bien pensance.

Alors, sous les lueurs sélénites de l’empyrée, le baroudeur referma délicatement la porte derrière lui, de manière à éloigner les bruits intérieurs qui avaient le potentiel de parasiter leur conversation et la candeur de leur interlocution. Ses yeux venaient se plonger dans ceux de l’étranger qui le regardait avec une indiscrétion mêlée d’équivocité, de la méfiance sans doute, et une curiosité voilant des intentions lucifériennes. Car derrière chaque visage d’archange se cachait potentiellement un tentateur méphistophélique, était-ce vraiment le cas de celui qui lui accorda ce moment de complicité?

— Doux étranger, je ne suis jamais qu’un évocateur des ruminations de l’humanité, des histoires et légendes qui marquent notre civilisation. Un humble poète colporteur, et non un prophète, ni un croyant. Il effectua une révérence obséquieuse dont il avait le secret, le sourire aux lèvres masquant de multiples intentions. Mon nom est Minamoto Yoichi, enfant des terres nivéennes de Tetsu. Pour vous servir. Quel est le vôtre?

Il se redressa, détaillant le visage singulier de son interlocuteur. Ses iris n’avaient rien de naturel ni banal, sa morphologie lui inspirait un potentiel surnaturel, un alliage qui ne demandait qu’à être examiné et débarrassé de ses scories.

— Il est habituel pour les gens de supposer que je suis un descendant des légendaires Uzumaki, excusez-moi ma remarque caustique de tout à l’heure, car vous ne m’auriez peut-être pas suivi autrement. Serais-je dans l’erreur si je supposais que vous aviez déjà eu une expérience personnelle avec le clan? Ou que du moins vous vous y intéressez?

« Je n'ai pas encore eu le plaisir. », siffla-t-il entre ses lèvres lorsqu'il le questionna sur le clan aux cheveux pourpres, son regard s'évaporant vers l'horizon pour changer de sujet comme d'objet de contemplation.

« Le Pays du Fer ? Tu es bien loin de chez toi. », souffla-t-il en hissant un coup d'oeil vers son vis-à-vis tandis que l'alcool roulait sur les courbes de la porcelaine. « As-tu fuit la guerre ? »