▶ Sujet: L'aide des Fujiwara [Fujiwara Gen'Ichiro]

Le vieux Bunta avait passé cette nuit-là sur les marches d'un temple. Dédié à quelle divinité ? Il l'ignorait. Il ne faisait d'ailleurs pas grand cas de ce genre de choses. L'élévation de l'esprit par les beautés de la spiritualité lui était interdite parce que son corps était cloué aux besoins vitaux les plus essentiels. La faim, la fatigue, le froid. De ce dernier, il ne souffrait guère en ces journées estivales. Mais quand venait l'hiver, c'était autre chose. Alors, les marches des temples ne lui suffisaient plus pour dormir et il lui fallait compter sur l'espoir, souvent bien maigre, de la charité d'une âme et d'un lit disponible. La précarité de sa situation avait l'avantage de ne pas lui assurer d'être encore en vie lorsque viendraient les prochaines froidures : partant de là, quel besoin avait-il de s'inquiéter si longtemps à l'avance de son logis pour ces jours-là ? Et puis, il avait déjà bien assez à faire en mendiant sa pitance au jour le jour. Les moines, s'ils avaient rechigné à lui donner un lit, l'avaient tout de même nourri la veille au soir, à la condition qu'il adresse une prière à leur divinité. Il l'avait fait, ou tout du moins avait fait semblant de le faire : il avait joint ses mains, avait fermé les yeux et incliné la tête en prenant un air pénétré. Il connaissait ces gens, qui n'en demandaient pas plus pour être satisfaits. Satisfaction véritable ou bêtise naïve ? Peu lui importait, tant qu'ils remplissaient son écuelle.

Les premières lueurs de l'aube coiffaient les toits d'Homura quand il quitta son logis d'une nuit. Commença alors son errance quotidienne dans les rues de la capitale impériale. Sa marche était presque silencieuse et on aurait pu croire à un fantôme en apercevant sa silhouette : seule sa canne, qui tapait contre les pavés, témoignait de l'existence physique de cet être. Il ne disait mot, n'avait pas besoin de pleurs pour attiser la pitié des chalands desquels il espérait tirer une aumône. Sa seule apparence était assez pathétique pour qu'il se contentât de tendre son écuelle, qu'il remuait par intermittence : lorsqu'elle était pleine, elle tintait joyeusement. En ce matin, elle était évidemment vide comme tout. Bunta avait soigneusement entreposé sa récolte de la veille dans une bourse qu'il conservait dans le secret d'une poche intérieure de son vêtement. Qu'en ferait-il ? Peut-être jamais rien. Qui savait à quoi servait l'argent des mendiants, sinon eux-mêmes ? Peut-être l'emporterait-il avec lui, dans la tombe. Hypothèse optimiste : elle impliquait que quelqu'un eût assez de pitié à son égard pour lui creuser une tombe.

Son itinéraire était tracé d'avance. Il était le produit d'années d'expérience, qui lui avaient appris notamment que, pour bien lire la ville, il fallait la lire au regard du temps de la journée. Les premiers quartiers qu'il visita étaient parmi les plus fortunés de la cité. C'étaient ceux dans lesquels il prenait le plus de plaisir à s'éveiller. Les rues y étaient encore désertes, au petit matin, si bien qu'il pouvait s'y promener sans sentir peser le regard de gens d'une condition supérieure. Surtout, on ne le chassait pas. Les coups de bâton étaient encore ce qu'il y avait de pire dans sa profession à haut risque et le grand âge n'aidait pas à les supporter, malgré une habitude ancrée jusqu'aux os. Mais il ne s'y attarda pas. Il ne faisait jamais recette dans ces rues-là. Il alla, comme toujours, mendier dans des quartiers plus modestes mais plus accueillants au petit matin. Les rues n'y étaient pas toujours pavées - et lorsqu'elles l'étaient, c'était de façon sommaire - mais elles étaient véritablement habitées. Là, les marchands dépliaient leurs étals et révélaient mille merveilles de breloques, d'outils du quotidien, ou d'ustensiles de travail. Les bouchers équarrissaient les premières viandes, qui répandaient dans les canaux d'égouts des flots de sang ; les tripes étaient gardées, encore fumantes, dans des barriques nauséabondes encore des chargées de la veille. Les poissonniers faisaient de même. À cette heure, ils recevaient encore le chargement de leur première livraison. C'étaient des truites, des brochets, des barbeaux, des anguilles, des carpes et des perches pêchés dans les rivières et les lacs du pays : leur cent couleurs illuminaient encore leurs écailles, car on les transportait vivants, dans des carrioles spécialement aménagées : ce n'était que plus tard, au dernier moment, que le poissonnier leur tranchait le cou. Les artisans les plus habiles y parvenaient sans faire couler le sang.

Bunta ne glanait pas d'argent auprès des commerçants, mais on lui donnait parfois quelque chose à manger. Ce matin-là, un poissonnier le héla :

"Eh ! Viens, viens."

Au ton de sa voix, on devinait qu'il faisait l'aumône non par plaisir mais parce que la culpabilité commençait à peser sur lui de manière trop forte : il avait besoin d'essuyer son ardoise, de remettre les compteurs à zéro. Sans un mot de plus, il montra au mendiant, qui s'était approché, une assiette fendue, posée par terre, sur laquelle reposaient des tranches fines de poisson cru. Bunta s'en régala : la viande devait dater de quelques jours, car elle avait une odeur de mer un peu trop prononcée, mais elle était un régale comme il n'en goûtait que rarement. Il repartit l'estomac plein - il lui en fallait peu - et l'esprit plus léger. Le claquement de sa canne sur les cailloux était plus joyeux.

"Oh ! Pardon, monsieur."

Il grommela vaguement à l'attention du jeune homme qui venait de le percuter, lui tendit son écuelle par réflexe. Ubu - car c'était bien lui - y laissa choir ses deux derniers écus. Bunta remercia et reprit sa route. Il avait encore beaucoup de chemin à parcourir pour accomplir son itinérance quotidienne. Ubu le regarda aller. Il n'avait encore jamais vu de mendiant de sa vie. Dans son village, lorsqu'on n'avait pas d'argent on trouvait un champ où travailler et on gagnait sa pitance ainsi. N'y avait-il aucun endroit pour offrir du travail à cet homme, dans une si grande ville ? Et - cette pensée le frappa de plein fouet - n'y aurait-il pas de travail pour lui non plus ? À présent qu'il avait épuisé ses réserves pécuniaires, devrait-il imiter le vieillard et quémander ses repas ? Il frissonna. Jamais il n'avait vu d'homme qui attirât autant la pitié et qui fît aussi peur. Il se jura de tout faire pour ne pas devenir comme lui.

Il était arrivé la veille à Homura et s'était mis tout de suite en quête du quartier des Fujiwara. Mais, de rencontre en rencontre, il avait fini par se perdre dans des recoins qui l'éloignaient toujours plus de sa cible. Il touchait au but, cependant. Il avait récolté quelques menues informations sur cette noble famille, qui n'en était pas une. On lui avait parlé du Bushido, de leur code de conduite et des valeurs dont ils se réclamaient. Une telle pensée, chevaleresque et proprement noble, était exactement ce dont Ubu était en quête. Il n'y avait que là-dessus qu'il pouvait compter, à présent, pour trouver un début de piste qui le mènerait sur la trace de ses parents. Il tremblait en pensant au temps qui s'était déjà écoulé depuis leur rapt. Quelques semaines. Une éternité pour des personnes en danger. Il s'interdisait de penser au destin qui les avait déjà probablement cueillis, mais cette graine germait tout de même dans un coin de son cerveau. Il devait la tuer en trouvant des informations, ou bien c'était la folie qui le guettait.

Un champ de tentes. Voilà tout ce qui l'attendait. Il fut surpris. Les tentes étaient pour lui les domiciles de ceux qui ne peuvent avoir plus. La pensée qu'il s'agît là d'un geste d'humilité ne lui traversa pas même l'esprit. Il crut que ces gens-là n'étaient finalement que des miséreux, pas plus aptes à l'aider que le mendiant dont il venait de croiser la route. Alors, ce fut tout naturellement qu'il alla trouver une des rares maisons qui s'élevaient sur ce pré de toile. Le coeur rempli d'angoisse, il y frappa trois coups.