Point n’est chose facile de se remémorer son enfance quand on a tout fait pour l’oublier. Tant d’eau a coulé sous les ponts que j’ai l’impression d’être séparé par des siècles de ce que j’étais autrefois, comme si le petit Wari vivait de l’autre côté de la mer. Mais je ne peux oublier cet étranger à moi-même, terreau de ce que je suis aujourd’hui, graine d’hier qui a poussé dans le temps, et qui depuis… s’est fanée.
Je me souviens d’un gouffre de solitude, cette bonne vieille amie qui me colle à la peau depuis que le monde est monde. J’ai toujours été différent, mais à moindre mesure autrefois ; odieux comme je suis à notre heure, je le suis devenu. Je ne l’étais pas, quand j’observais le monde avec les yeux candides d’un de ces éphèbes curieux de tout, jeune éclair traversant la cité des nuages, épris de liberté, amoureux du ciel et de la pluie. Hélas il faut qu’un jour l’éclair tombe sur la terre. Ainsi aspiré dans la tempête d’un monde noir et bouleversé par la chute des empires, j’ai vécu des expériences difficiles qui m’ont amputé d’une partie de ma bonté d’âme.


J’ai le souvenir d’avoir été cette petite chose fragile et désarmée, jetée en pâture dans le chaos des conflits et des ténèbres de l’infortune. Mon paternel, du haut de sa grande notoriété, m’a observé de loin avec un dédain absolu et m’a exercé à reconnaître mon incompétence. Il me regardait, son minable de fils, cette petite fiotte illégitime, ce bout de chair fragile, cette souche bâtarde, grandir en ternissant sa réputation, grandir en lui faisant honte, grandir en le décevant. Je ne puis dire qu’il m’a rejeté. Sa technique tenait du processus inverse : il partait. Il partait souvent.
Et il ne revenait que pour continuer de me plonger dans le gouffre de l’impuissance apprise, pointant mon nom tout en bas de la liste, appelant mes insectes à se rebeller contre leur maître.

En ce temps-là, je souffrais d’une profonde solitude et d’un sentiment de faiblesse absolu. Je me sentais rejeté par tous et par-dessus, minable en toutes choses. Terriblement minable. Minable comme on m’a appris à l’être.

Et puis j’ai changé. J’ai continué de grandir.


Le jour est tombé. Je suis seul dans la nuit, recroquevillé chez moi, et j’écoute le tambour de la pluie qui est arrivée en fin d’après-midi, après que la lune et les premières étoiles aient été englouties par les nuages. Mon corps me raconte comme j’ai mal : des brûlures, des ecchymoses, des courbatures se répandent dans mon squelette. Nous avons vécu une journée difficile, à Kumogakure. La cité des nuages a dû faire le deuil d’un nombre important de citoyens, de combattants, de victimes collatérales. Tout cela après avoir essuyé une attaque dramatique. La tragédie s’est déversée dans les rues comme des litres de sang qu’on aurait fait circuler dans un ruisseau. Le jour a pris une teinte rouge, carmine comme l’éclat d’un pétale de coquelicot arraché à sa fleur. On nous a attaqué. On a décimé les trois clans. Et j’ai perdu… j’ai perdu un nombre incalculable de frères et sœurs, de cousins, d’oncles et de tantes, de proches que j’ai connu, que j’ai plus ou moins aimé, mais qui ont fait partie de ma vie.
Le jour est tombé, et dieu qu’il est sombre. Dieu que le ciel est triste, ce soir, et son plafond est si bas qu’il pèse sur mon crâne et sur mon cœur. Je me retiens. Je contiens une boule d’émotions depuis hier. Ma gorge est serrée. Je refuse d’admettre tout ce que nous avons perdu. Je refuse d’accepter que ces visages disparaissent pour toujours. Je refuse de recevoir cette réalité dans le fond de mes yeux.

Malheureusement l’obscurantisme est une vertu que je maîtrise mal. Je suis conscient des faits. Je sais mentir aux autres, mais je ne sais pas me mentir à moi-même. Si j’avais été plus fort, peut-être aurais-je pu sauver plus de monde. J’ai cependant fait des erreurs de jugement. J’ai hésité. J’ai laissé ce monstre grossir, comme une vilaine plaie gangrénée, et son poison s’est répandu dans le clan. Un frelon dans un nid d’abeille. Nous avons tant perdu… en partie par ma faute.
Le minable que j’étais, il faut croire qu’il est encore là. Quelque part, caché derrière mes dents en or, caché derrière mes insultes, caché derrière la grossièreté, caché derrière la façade. On ne peut hélas pas mentir éternellement. Un jour, le passé nous rattrape. Elle écorche le cœur, et c’est une blessure que l’on ne guérit avec aucun pansement.
J’ai pris l’habitude, dans ce type de situation, de m’enfermer. Mon appartement, c’est un peu ma chrysalide, mon cocon. Il me rassure. Il m’empêche d’exploser. Mais le dehors m’appelle. Il me dicte de prendre l’air et de libérer cette boule qui me tort l’estomac. Il me dicte de marcher jusqu’aux tombes de mes camarades. Je le confesse, je ne me suis pas présenté au rassemblement pour le deuil. J’ai voulu garder la face, alors je me suis enfermé. Sortir d’ici, c’est accepter de se prendre la réalité en pleine figure. Et pourtant…

Toute ma vie je me suis contenté d’être ce qu’on m’a appris à être. J’ai raté mes premières symbioses avec les colonies, et les premiers insectes qui ont peuplé ma vie ont failli me dévorer. J’ai gardé des séquelles psychologiques de ce malheur, car on m’a laissé crever dans ce trou. C’était la première leçon de la vie que je recevais de façon aussi brutale : j’ai crié à l’aide, et personne n’est venu. Alors mon esprit s’est forgé une identité de bon à rien, de vermine, de parasite incapable, de sous-homme. J’ai connu la défaite. Et je me suis aligné sur cette habitude. En psychologie, c’est ce que l’on appelle un biais d’autocomplaisance. On se dit qu’on n’y arrivera jamais, que tout est contre nous, et cela nous donne une excuse pour continuer d’échouer, pour fuir les responsabilités, pour ne pas reconnaître que nous aurions pu faire autre chose.
C’est une barrière psychologique, un réflexe de défense institué par les mécanismes complexes du cerveau humain. Mais il ne protège pas de notre nature profonde. Il ne nous sauve pas de nous.

La réalité, toujours, vous rattrape.

Je sors. Aussitôt que j’inhale la fraîcheur nacrée de l’air pluvieux, mes poumons s’emplissent d’un nouveau souffle. Je quitte le confort. Me voici hors de la chrysalide, et le monde m’attaque. Le ciel pèse de plus en plus lourd. Je marche pour fuir. Mais j’ai beau accélérer le pas, j’ai l’impression d’être rattrapé. Le problème est à l’intérieur de moi. Aussi vite que je marche, je ne me sauve pas de moi-même.

Tous se sont éteints. Je n’ai pas su les aider. Le Shodaime. Mon clan. Et celui qui fut, peut-être, mon seul ami. Sumashâ.


On ne m’a jamais aimé comme j’aurais voulu l’être. Nul ne s’est jamais penché sur mon épaule pour essayer de comprendre ce cœur qui bat trop fort. J’ai l’allure d’un fauve, d’un loup hirsute, d’un écornifleur, mais je suis plus sensible qu’on se l’imagine. Mon visage est de plomb, mes dents sont en or, mes paroles sont venimeuses ; mais mon cœur peut fondre comme le beurre. Je souffle un nuage d’haleine chaude. Je marche encore, et mes yeux se mouillent. Heureusement qu’il pleut.

Je termine mon errance au moment où j’arrive devant le cimetière. Du sol s’élèvent des monuments, comme une foule de champignons noirs dans les ténèbres, comme des ombres irréelles. Je sais qu’ils sont sous mes pieds, tous les vrais héros de Kumogakure. Une à une, je visite les tombes. Je parle seul. Je leur fais mes adieux.

Je leur fais mes adieux.