Un long soupir s’échappa de ses lèvres, balayant les volutes opaques autour de son visage. Elle replia la missive, et la fourra loin, très loin, au fond de sa sacoche – hors de portée des souvenirs qui rôdaient. Elle y était donc de retour; du moins, de corps : son esprit, lui, ne s’était jamais vraiment libéré de cet endroit, depuis cette époque…

Ici, au berceau des shinobis brumeux, les braves s’élevaient en dignes vengeurs de la nation au-dessus d’une pile de cadavres en devenir. On y inculquait, ou matraquait, le Code macabre qui allait tantôt régir leur vie et guider leurs moeurs; les préceptes funestes des guerriers de l’ombre et l’art fin de l’assassinat.
L’immense bâtiment aux reliefs traditionnels qu’était l’académie de la Brume sanglante savait aussi s’imposer à l’esprit des faiblards et de la populace. Sa façade austère, carrée, d’un bois tutoyant l’ébène enveloppé en permanence d’un linceul meurtrier, ne savait mentir quant à sa nature profondément sinistre, et rappelait à chaque instant à la Shimizu, dès lors qu’elle osait y forcer son regard, à quel point on la méprisait dans sa nouvelle demeure.      

Sa tête, basse, se lassa peu à peu de supporter le poids de sa mémoire; elle traîna un peu des pieds en s’avançant sur le chemin vers la bâtisse, voulut soudain le rebrousser, mais se retint de céder au vertige, par orgueil, par fierté. D’autres viendraient envahir sa route, ici-et-là dans la surprise, plus nombreux, plus tenaces, mais la blonde les brava tous, pas après pas.

De part et d’autre, se faufilant autour de sa silhouette invisible, les aspirants allaient et venaient dans un chaos organisé, papotant ou muets, certains gonflés par l’avenir tandis que d’autres s’écrasaient comme autant de proies silencieuses souhaitant au mieux être oubliées des prédateurs de ce monde. Du coin de l'œil, néanmoins, Eri pouvait, elle, les remarquer, toutes, sans exception aucune : ainsi esseulées, parfois moquées ou même détestées, elles se plantaient inévitablement dans ses iris ternes à la manière de reflets brisés, d’éclats du passé qu’elle n’avait jamais tout-à-fait su épousseter loin de son présent. Ils revenaient dès lors à la charge pour l'assiéger à la moindre bourrasque, dans la cacophonie sourde des lieux, tels des dards furtifs jetés par-dessus les épaules et des railleries vindicatives lointaines, et cette vague, mais suffocante impression que l’univers entier n’avait d’yeux et de jugement que pour ses différences; et qu’il avait ligué tous les monstres en la dépeignant en vermine à chasser.

Face à ces vents contraires, pourtant, la peste parvint à se hisser jusqu’à l’antre des bêtes, hésita à son seuil en y distinguant les contours qu’elle connaissait déjà trop bien, et, nœud à la gorge, s’engouffra dans les échos d’un cauchemar.

Son nom fut alors prononcé. Une voix, qu’Eri put facilement reconnaître par son éternelle aigreur et son ton caustique, rugueux, s’éleva dans son dos, alors que s’abattait sur sa personne le venin si familier du garde qui sévissait visiblement encore en ce lieu, depuis la promotion de l'enfant de la Pluie : Togawa Heiji, cousin du Boucher de l’archipel de la Lune qui avait autrefois pris pour cible la jeune femme et ses camarades d’infortune. Un gaillard de la pire espèce, inspirant la crainte chez tous les aspirants par les méthodes brutales qu’il se plaisait à employer pour rétablir l’ordre et la discipline dans les rangs ainsi que par ses connaissances encyclopédiques en poisons de toutes sortes.

Adossé contre un mur adjacent à la porte d’entrée principale, il décroisa les bras sur son torse avant de franchir à contre-coeur la courte distance qui les séparait.    

« ...T’étais pas morte, toi? »

Toujours ses petits commentaires : il ne pouvait jamais tenir sa langue devant les envahisseurs comme elle. Il la toisa longuement, la moue dédaigneuse comme s’il avait vu un rat puant s’infiltrer dans son domaine. À la vue du bandeau accroché à la ceinture de la Shimizu, il secoua la tête d’un air désapprobateur.  

« La clause Kaguya n’est plus ce qu’elle était, il faut croire… Dommage. Qu’est-ce que tu fiches encore ici? »

La Yamanaka tenta de s’éclipser; il la retint, barrant sa route à même son corps. Elle explosa presque.

« J-J’ai reçu un ordre de mission… Laissez-moi passer. Ça ne vous regarde pas.  »

Il la jaugea les yeux plissés, un temps, puis eut un sourire en coin, moqueur.

« Hmh. C’est donc toi. Torcher les gamins et les chiottes de l’académie, ça te va bien, c’est vrai. On m’a ordonné de m’assurer que tout soit impeccable; ça tombe plutôt bien, non? Pourtant, j’ai l’impression qu’il te manque quelqu’un, je me trompe? Il a dû rentrer chez lui en voyant à quelle… Chose…  Il avait affaire. »

Sur ces mots, elle s’emmura dans le silence, incapable de fixer le chûnin, et sans crier gare, tourna les talons afin de quitter au plus vite l’établissement d’enseignement.

« Hé ! Tu me fais quoi, là? »

La voix nouée, sa rétorque résonna étrangement : faiblarde mais forte, étouffée mais vive, instable, brisée.

« Je l’attendrai dehors. L’arbre centenaire.  »

C’était à cet endroit, au pied du vieil être sylvestre, que le jeune Okada Riku saurait la dénicher : protégée dans un cocon collé aux aspérités du tronc, recroquevillée pour se protéger des monstres, des autres – mais surtout d’elle-même.

Ses pas étouffés par le tapis de l'herbage, et le ton si doux de sa voix masculine, la tirèrent de la geôle de chair dans laquelle elle s’était renfermée, en retrait avec ses sombres pensées. Timide, son intérêt pour le jeune homme s’éveilla alors doucement, d’abord dans la crainte, toujours vive, qui la fit se blottir un peu plus derrière le bouclier que formaient ses cuisses et ses genoux contre son torse, puis dans la confusion de l'incompréhension. Elle plissa les yeux, jaugeant l'étrangeté qui s'inclinait devant elle.

« P-Pourquoi tu… » Un soupir bruyant s'échappa de ses lèvres. « Non, oublie ça. Peu importe. Pardon… »

Ses iris tombèrent telles des feuilles d'automnes, s’égarant dans un vide lointain, inaccessible. Entre ses doigts fins, la tige d’une mauvaise herbe arrachée : l'enfant des esprits l’enroulait et la déroulait distraitement autour de ceux-ci, au-dessus de ses jambes.

« Pardon… Je te fais perdre ton temps. Tu dois déjà faire équipe avec moi, alors… Je… Je ne veux pas te causer plus de soucis. Surtout ici. Si tu veux changer de partenaire, je… Je comprendrai, t’en fais pas. Tu ne serais pas le premier à… »

Son jouet vint à se déchirer et à s’envoler, aussitôt balayé par la brise. Eri le suivit un instant virevolter librement dans l’air, sans pression aucune sinon la caresse du vent qui lui offrait le plaisir d’une dernière danse, avant de se fondre, et disparaître, dans l’horizon. Les traces d’un sourire, légèrement abîmé, avaient égayé les traits de la blonde tout au long de cette valse tranquille. Libre comme l’air, disait-on : elle en rêvait elle aussi; ce petit bout vert brisé, la Shimizu l’enviait un peu.

Un brin apaisé fut alors le regard qu’elle porta sur son compagnon d’infortune, quand elle glissa à nouveau ses yeux ambrés sur sa silhouette rapiécée. Elle put alors mieux en distinguer les contours, moins difformes, moins menaçants que ceux du Togawa, mais plus frêles et chétifs quelque part, malgré sa musculature sculptée par et pour la brutalité. La première chose qui accrocha son attention, ensuite, fut son vêtement, trop petit, trop étroit, maintenu en un seul morceau par elle ne savait quel miracle, à l’instar du garçon lui-même : une cage humiliante qu’il devait sans cesse  traîner sur son dos, amplifiant le malaise palpable qui émanait de son étonnante gentillesse, à travers ses hésitations constantes. Elle en possédait une, elle aussi : son patronyme, leur héritage, et son statut indélébile de vermine en ce pays. Ils étaient peut-être de la même espèce, au fond.

« Riku, donc…Tu es si gentil, c’est… étrange. »

L’enfant des esprits déroula sa longue écharpe, puis la plia en un petit coussin douillet, qu’elle posa au pied de l’arbre, non loin d’elle, mais juste assez pour ne pas envahir sa bulle. Elle le tapota du plat de la main, l’encourageant à se déposer un instant. Quelques secondes perdues ici étaient des secondes de moins à l'intérieur de l'antre de la bête.

« Je… Euh… Pardon, tu peux t’asseoir si tu veux. Eri, c’est mon nom. Je suis un peu… Avec ce genre de choses, je ne suis pas... Enfin… Peu importe. Aucune importance. »

La blondinette ricana. De jolies joues empourprées se mêlèrent à son embarras tandis qu’elle jonglait avec le protocole de la vie aussi bien qu’avec une patate chaude entre les doigts.

« Je… Je crois qu’il ne sera pas très… content, si on le fait attendre plus longtemps – Le chûnin qui doit superviser, Togawa Heiji. »

L’étrangère hésita, un temps, jouant, distraite, avec un pan de son hakama noir, alors que s’imposait le silence entre eux, autant qu’en elle. Puis, elle s’arrêta, immobile, au bord de l’implosion : des tremblements, presque imperceptibles, troublaient désormais l’invraisemblable quiétude de ses gestes – les bégaiements dans sa voix avaient donc rattrapé sa chair.

« Je… Je... Je ne veux pas y retourner. Je ne peux pas… Je ne peux pas. Je ne peux pas. »

Le retour du cocon protecteur : à l’intérieur de la chrysalide, la Yamanaka en chantier, décomposée, n’était pas tout-à-fait prête à prendre son envol pour se lier d’amitié à la chaleur de la brise d’été. Le temps, comme les outils, lui manquaient encore...

Pour devenir une arme parfaite pour son père.