Des ténèbres. Un océan de vide, souillé par une nuée de spectres damnés. Dans ce réseau mycorhizien éthéré, Washirō baignait dans un substrat de douce folie et de sempiternelle douleur. L'intégralité des résidents de Misasagi, l'épée-mausolée, venait saluer et tourmenter leur prétendu maître. Le temps n'avait plus d'emprise dans cet endroit.

Parfois, les visages difformes surgissaient dans la rétine de Washirō par intermittence. Comme des éclairs internes. Ils cherchaient à le maintenir éveillé dans cette réalité flottante. A imprimer dans ses méandres leur apparence repoussante à jamais. Il fallait que leurs éternels stigmates demeurent sempiternellement gravés dans les méandres du porteur de Misasagi. Que sa conscience décline. Qu'à son tour elle embrasse la corrosion promise par le séjour au sein de l'épée maudite. Et puis soudain, un visage étranger fit irruption dans cette marée de miasmes gazeux. Un parasite qui s'imposa parmi les spectres. Un virus dans la matrice dont l'œil unique scruta avec véhémence son hôte, et dont la pupille cyclopéenne fascinait autant qu'un vortex.



Washirō se réveilla en sursaut. Il était couvert de sueur, et le simple fait de se relever l'accabla de fatigue et de douleur. L'homme dut prendre quelques longues secondes à scruter son environnement, perché sur un futon, pour réaliser qu'il se trouvait dans sa propre chambre. Un faible éclat diurne passait à travers la fenêtre. L'influence dévorante de la brume privait à quiconque la possibilité de juger habilement le moment de la journée. Il n'existait qu'un temps au sein de Kirigakure : celui où la Brume dominait sur le Soleil. Autrement, elle s'assoupissait au gré de l'éclat de l'astre sélénite.

Alors qu'il abandonna lentement une respiration saccadée, deux silhouettes firent apparition dans la pièce austère.

« Mon frère, te voilà enfin réveillé. Je suis soulagée. Ne force pas trop, je t'en prie, sinon tu risques de défaire les bandages qui soutiennent tes brûlures. »

Aussitôt, comme un réflexe, Washirō tenta de bouger légèrement et réalisa qu'une bonne partie de son corps était traversée de marques de brûlures encore douloureuses.

« Tsugumi. Je suppose que tu as pris soin de moi, et pour cela, je t'en remercie. Depuis combien de temps suis-je ainsi alité ?
— Si l'on compte cette matinée, cela fait maintenant trois jours. Je commençai à m'inq-
— Cela attendra, Tsugumi. Washirō. Est-ce que ce monstre est enfin mort ? »

Malgré la pénombre des lieux, sa voix suffisait seule à le distinguer parmi mille autres. Les yeux de Washirō manquèrent de se plisser pour simuler un soupir.

« Nous avons terrassé Shinchū, mon père. Mais, dans un élan de survie, cette vermine a donné naissance à toute une horde de créatures qui lui ont succédé. La plupart ont péri sous les coups de nos équipes, père. Quant au reste, je l'ignore. J'ai perdu connaissance avant de connaître l'issue de notre affrontement. Je présume néanmoins que nous avons vaincu.
— Quel gâchis pour notre clan que tu n'aies pas vu de tes propres yeux le dénouement de cette bataille. Je n'ai fait qu'entendre que quelques rumeurs et ragots de comptoir à propos des ninjas de Kiri ayant exterminé ce Yōkai et son engeance. Je comptais sur ton témoignage pour faire la lumière sur ces racontars et trier le bon grain de l'ivraie. »

La torpeur accablait encore un peu Washiro. A défaut de poursuivre la conversation, il fut pris d'un léger vertige qui altéra sa vision. Le sabreur essaya de garder la tête haute malgré l'épreuve que lui imposait son corps. Tsugumi s'absenta provisoirement pour porter de l'eau fraîche à son frère.

« Je compte sur toi pour te rétablir prochainement, mon fils. La colline des soupirs attend ton retour, et je ne puis prendre ta place que quelques temps.
— J'y compte bien, père. Je ferai le nécessaire pour reprendre des forces au plus vite avec la plus grande précaution et attention. Soyez certain que ma lame ne tremblera pas une fois de retour au sommet de Tansokusaka. J'accomplirai le devoir transmis par le Daimyō sans failles. »

Le vieil Asakura acquiesça, comme un professeur de théâtre approuvait la tirade de son élève. Son regard s'était durci alors qu'il inspectait son rejeton.

« Mon fils, quelle est cette souillure qui marque ton cou ? »

Washirō manqua un battement de cœur. Sa main explora la zone désignée par son paternel. Elle serpenta le long de la nuque jusqu'à la gorge à la recherche de la dite marque. Il la palpa du bout des doigts en serrant des dents, une fois, puis deux fois, avant qu'un second battement parte dans le vide. Un léger mal de tête compliquait la tâche. Il souffla.

« Eh bien, il doit sans doute s'agir d'une brûlure. Cette créature m'a attaqué à plusieurs reprises avec de l'acide… alors… »

Las des incertitudes, le visage fermé du paternel semblait répondre sur la négative. Washirō se refusait quelque part à accepter la véritable réponse, alors il s'accrocha aux hypothèses que son toucher lui laissait entrevoir. Quelques instants plus tard, Tsugumi revint avec un seau d'eau fraîche. Son frère invita à lui apporter le seau pour qu'il observe son reflet à la surface de l'eau. Malgré la lumière blafarde de la pièce, il distingua la dite marque balafrant son cou sur son flanc droit. Elle n'avait rien de naturel : une inscription qui désignait le terme résurrection maculait sa peau parmi les lésions et les hématomes. En cet instant, une phrase fit écho dans ses méandres, avant encore plus d'impact qu'à son réveil : je reviendrai. Un vif frisson traversa l'échine de l'épéiste.

« J'ignore d'où il provient, mais je te prie d'éliminer ce tatouage de mauvais goût au plus vite. Cette marque n'est pas l'apanage des exécuteurs du clan Asakura. »

Ryōzaburō fit volte-face et laissa son fils en paix auprès de Tsugumi. Ce dernier paraissait dorénavant plus affecté qu'à son réveil.


Les jours qui suivirent, Washirō fut soigné par le concert de quelques irounins sous la supervision de Tsugumi. Bien qu'elle n'était en rien une kunoichi, elle était attentive aux arts ninjas médicaux, et de fait était la plus disposée pour suivre l'état de son frère le reste du temps. La plupart des blessures du guerrier se résorbèrent avec le concours du repos et du chakra, mais celles qui assaillaient son esprit demeuraient inertes. Le Chūnin profita de ce temps mort pour rédiger son propre rapport de mission, bien qu'il se doutait que le reste de son escouade s'occuperait de faire le sien en personne auprès des autorités de la Brume. En couchant sur le papier le récit de cette bataille inhumaine, le souvenir de son antagoniste se fit plus tenace que jamais. Si bien qu'il dépassait la simple réminiscence. Cette impression désagréable qui avait assailli à plusieurs reprises sous diverses formes le shinobi se confirma au grand jour.

Tapi dans l'ombre de Misasagi, Shinchū avait mué pour se fondre au sein de la Légion des Âmes, attendant son heure. Et il comptait bien profiter de la moindre faiblesse, le moindre manque de vigilance, la plus étroite des failles pour jaillir à nouveau avec fracas parmi les mortels. Une menace qui s'ajoutait à la Légion des Âmes, plus virulente que jamais. Ce bruit de fond mental qui troublait le porteur de Misasagi avait gagné en ampleur. Il n'était plus question d'une simple nuisance. Un jour, alors qu'un médecin changeait ses bandages, son bras fut pris d'une pulsion l'incitant à saisir violemment des ciseaux médicaux pour égorger l'irounin. Il fut stoppé in extremis par Tsugumi, alors attentive au spasme furieux qui prenait naissance.

Washirō n'était plus maître dans son château ; spectres et maintenant démon assiégeaient dorénavant sa conscience.

Au cœur de sa convalescence, Washirō fut finalement visité par un des comparses.

Le Monsieur de Kiri demeurait toujours alité, bien que plus pour très longtemps. Tsugumi, sa sœur, lui avait promis que demain il pourrait se lever, retirer quelques bandages et s'exercer au sabre en vue de son retour sur la colline des soupirs. Pour l'heure, il était dépendant de cette dernière, et des quelques irounins venus en renfort stabiliser son état. Il n'avait néanmoins parlé à personne de ce qui se produisait dans son esprit, et qui suintait dorénavant à fleur de peau sous forme de kanjis maudits. De fait, l'arrivée impromptue de Kaguya Bankichi avait de quoi secouer le Chūnin convalescent.

A fleur de peau, il l'était. Asakura Washirō le sabreur était un colosse taillé dans le marbre le plus pur qui soit. Une statue vivante, inamovible, figé pour l'éternité par son sculpteur dans une expression de dévotion absolue envers la cause du Daimyō. Un golem maniériste inaltérable, contre vents et marées.

« Kaguya-san »

Sa voix était rugueuse. Elle évoquait le granite marin, érodée. Face à son invité indésiré, il se redressa péniblement sur son futon, adossé contre une des parois de sa chambre. Dans la manœuvre, l'on devinait des bandages serpenter le long de ses muscles, révélant parfois quelques stigmates de la lutte contre Shinchū et son engeance. Sa peau bronzée se transmutait en cuivre ici et là, et ses boursouflures luisaient également d'un éclat métallique.

Le convalescent observa le Kaguya prendre ses aises sur un trône de filaments qui naquirent là où s'attendait à voir surgir son squelette. La fatigue se substitua à la réserve absolue de Washirō, celle-là même qui le privait de toute réaction physique, par pure obsession de la maîtrise de soi.

« Ce trône… cette pose désinvolte. Regarde comment il usurpe la stature du Daimyō. Quelle infamie, songea-t-il. »

En réalité, il ignorait si cette pensée était la sienne.

Bankichi interpella Washirō sur son état, et plus précisément sur la marque qui tâchait son cou. En cet instant, il se rappela qu'il était libre de l'influence de Misasagi, alors absente autour de sa taille. Il en profita pour prendre son souffle avant de se lancer.

« Après le combat, trois jours ont suivi ma convalescence. L'acide m'a brûlé superficiellement sur une bonne partie des jambes, du bras gauche, et le flanc gauche de mon torse jusqu'au nombril. Quelques hématomes, des contusions. Les Irounins ont réparé la plupart des blessures. Pour le reste, le repos a fait le reste. Je reprendrai l'entraînement à partir de demain. »

Après ce rapport médical très impersonnel, il essaya de se redresser davantage, de sorte à être davantage à son aise, mais surtout avoir une posture plus digne. En cherchant de quoi prendre appui, il réalisa que la canne qu'il employa pour s'appuyer avec son bras droit n'était autre que Misasagi, rangée dans son fourreau. La Légion des Âmes s'invita en silence à la discussion. En contrepartie, la présence du démon en fut réduite. Ce qui n'empêcha pas le Monsieur de Kiri de palper le Jūinjutsu qui polluait son derme.

« Cette marque… c'est la preuve matérielle que Shinchū vit encore, quelque part. Il est tapi dans mes pensées. A la recherche d'une faille, une faiblesse de ma part pour prendre forme. Il n'y parviendra pas, commenta le sabreur avec aplomb, une pointe de défi dans sa voix fatiguée adressée directement au démon. Ma volonté le confinera aux tréfonds de mes méandres aussi longtemps que je vivrai.
— Encore faudrait-il que je puisse châtier ce Kaguya qui me toise avec suffisance, pensa-t-il. Du moins, c'était ce qu'il pensait. »

La voix du convalescent grésillait en s'asséchant à force de parler. Il n'en avait plus l'habitude depuis son réveil, il y a de ça quelques jours. Il en profita pour marquer une pause, le temps de s'abreuver de quelques gorgées de thé chaud, avant de reprendre :

« Qu'en est-il de toi et des autres ? Que s'est-il passé ensuite après que j'ai perdu connaissance ? »

Les mots du récit de Bankichi se projetèrent dans l'esprit de Washirō, toile de fond d'un spectacle d'ombres chinoises qui se mouvaient au gré de ses souvenirs. Lorsque la scène se coupa dans ses réminiscences, sa conscience, guidée par quelques spectateurs malsains, prolongeaient la projection sous des atours dramatiques. Le triomphe du démon, s'appropriant l'emblème de toute une armée de l'ombre, pour nuire à ses représentants les plus farouches. Et dont le dernier souffle fut le premier du doute qui s'instilla dans leurs consciences collectives, devenant le parasite intangible avide de la moindre vulnérabilité. Chacun, à peu de choses près, était affublé du signe de la Bête, pour laquelle la renaissance serait synonyme d'apocalypse. Tous, jusqu'à Bankichi, lequel révéla son propre calvaire, jusqu'ici drapé de quelques bandages.

Alors Washirō se souvint. Dans sa tanière, le lion esseulé se rappelait de ses derniers instants debout avant de sombrer dans un autre monde. Il se souvint de cet élan valeureux à travers branches et racines de cet arbre tissé par la volonté de Koguro. Cette cavalcade chevaleresque où, porté par les vents du triomphe, il se sentit pousser des ailes. Avec sa seule maîtrise du Kenjutsu pour arme, il se rappelait prêt à terrasser le dragon, barrant les portes de la victoire. Mais dans l'ivresse de cet envol, il ne réalisa que bien trop tard qu'il avait cherché à toucher du bout de sa lame le soleil, et qu'il s'était brûlé les ailes. La chute fut terrible. Aussi inébranlable était sa discipline, il n'était qu'un homme face à une force de la nature. Alors sur le point d'être aboutie, la fresque grandiose de cette bataille dantesque se désagrégea sous des rivières d'acide.

Washirō abaissa sa tête, alourdie par le poids de l'infamie. Ses iris ambrés luisaient dans la pénombre comme deux soleils crépusculaires. Il ne se sentait pas digne des éloges de son interlocuteur. A vrai dire, ses pensées étaient tournées ailleurs.

« Il pense que tu es vulnérable en cet instant. Prouve-lui le contraire en plantant ta lame dans sa gorge pour effacer cette marque ignoble, lui fit-on penser. »

Dans les ténèbres, l'imagination travaille plus activement qu'en pleine lumière, disait-on. Et de la noirceur des pensées de Washirō émergea une illumination. Un éclat soudain qui chassa les machinations impersonnelles de la conscience du sabreur fatigué. Si bien qu'il trouva la ressource de reprendre Bankichi, reprenant sa force dans un léger râle.

« Cette brume corrompue ; cette marque infamante ; Le spectre de ce monstre… Il ne faut pas céder à son appel. Aussi puissant fut-il, il est une vérité qu'aucun de ses pouvoirs abjects ne parviendra à éroder : nous avons vaincu, et il a perdu. Face à la Brume véritable, lui et son engeance devaient périr. Nous devons dorénavant poursuivre notre tâche. Celle que la Brume a hérité de notre Daimyō : purger l'Archipel de toute trace de ces monstres. Ce sceau est un rappel permanent de cette longue mission. Nous ne devons rien céder à ces Yōkais, où qu'ils se cachent… »

…jusque dans nos entrailles, manqua de poursuivre Washirō, sans être certain d'être à l'origine de cette conclusion. Son père aurait été fier malgré tout de cette tirade, bien trop rare pour celui qu'il entrevoyait comme l'étoile montante des Asakura. Ces quelques mots donnèrent l'élan nécessaire au bretteur pour entrevoir l'avenir de cette escouade maudite par la Bête aux Mille Sangsues. Il prit encore appui sur sa canne de fer rouillée pour se redresser davantage, si bien qu'il donnait l'impression d'être fièrement debout grâce à sa stature imposante. Il demeurait assis en réalité, mais le jeu des ombres et de la lumière blafarde du jour était à son avantage, bien que son poids appuyait quelques vilaines blessures. Ses zygomatiques réprimèrent une grimace.

« Je ne peux rien faire pour ton don héréditaire. En revanche, je peux peut-être faire quelque chose pour nous. Sur la colline aux soupirs, j'ai appris à supporter indistinctement la clameur des uns, comme les doléances des autres. Il est une fois, où à travers cette épreuve permanente, l'on m'a transmis un savoir qui ne m'a rien apporté jusque lors. Loin d'ici, à l'autre du bout du monde, dans une contrée du nom de Hayashi, il existe un érudit qui maîtrise les esprits. Peut-être que cet homme saurait nous éclairer sur le moyen d'éliminer définitivement Shinchū. »

Et il sentit dans sa chair, jusqu'aux tréfonds de son crâne, le prix à payer pour oser prononcer ce nom avec désinvolture. Cette migraine, Washirō la toléra plus que toute autre blessure qui lézardait sa peau comme des ruisseaux de lave refroidie. Elle était le présage que cette piste tapie dans les vastes forêts du pays éponyme s'avérait prometteuse.

Malgré son verbe haut, et la réaction endiablée de son camarade d'armes, Washirō demeura de marbre. Un bloc fissuré, oui. Mais qui conservait le devoir sempiternel d'être imperturbable comme un sacerdoce. Son père lui avait inculqué la rigueur envers soi. L'exigence du travail bien fait. Le sang-froid envers toute situation. Il était le bras armé du Daimyō. Celui qui apporte la sentence au fil de la lame. L'instrument impartial de la justice. Et qui, dès lors, ne devait pas trahir le jugement de son maître à travers ses émotions ou ses affects.


Entre deux phrases de Bankichi, Washirō abandonna Misasagi, qui chuta en silence sur son futon. L'emprise des non-morts s'affaiblit. Sans son arme aux reflets de cuivre oxydé, il s'ajusta en position kiza. Face au Kaguya déchu sur son trône de filaments charbonneux, le sabreur se tenait avec la dignité d'un seigneur de guerre sur son tabouret fixant le champ de bataille, les genoux tendus vers le ciel, ouverts vers la terre. L'armée qui lui faisait face, néanmoins, n'avait pas de chef à défier. Elle n'avait aucune unité, aucune organisation stratégique. C'était une masse informe et hétérogène. Une sorte de cancer invisible dont les diverses tumeurs métastasaient sur un Yūsei cacochyme. Ses troupes n'avait rien d'humain, bien que certains de ses représentants singeaient leurs traits, quand ils ne s'abaissaient pas à une prétendue bestialité, voire sombrer dans une aberration contre-nature. L'ennemi de la Brume, et donc de Washirō, c'était bien le peuple des monstres. Shinchū n'était que la première étape d'un long processus que Washirō abordait avec la même distance qui l'avait guidé lors des années les plus sombres de la Brume Sanglante.

Quelques voix indicibles lui firent remarquer que son interlocuteur était à portée de son sabre. S'il s'était initié à la maîtrise du iaido, à l'image des anciens maîtres de sa famille du temps de sa présence dans le shogunat de Homura, il aurait suffi d'un unique geste pour dégainer sa lame maudite et pourfendre le Kaguya déchu. Instinctivement, Washirō se représenta la scène. Son regard se plaça au-dessus de lui-même, à la troisième personne, considérant un angle idéal pour projeter Misasagi dans une trajectoire semi-circulaire. Il dessinait déjà sur le cou de son frère d'armes la ligne qui séparait son existence de sa non-existence. Il n'adhérait pas réellement aux suggestions obscènes des spectres juchés sur son épaule. Mais il s'agissait davantage une capacité de projection martiale dévoyée par des damnés avides d'anarchie. Des années durant, il avait travaillé son geste, celui qui rendait la justice, si bien que ses propres pensées furent imprimées du sceau du Kenjutsu. Le chien des Asakura secoua la tête succinctement pour chasser cette vision inappropriée.

« Même sans informations, tu n'auras aucun mal à accomplir la Purge en te rendant en premier lieu sur les rizières abandonnées. Je me suis rendu récemment là-bas pour purifier ces terres du sang des créatures qui l'envahissent. Mon équipe et moi avons éliminé un Yōkai qui se faisait également appeler Shinchū, parmi d'autres Yōkais. »

Cette homonymie n'empêcha pas l'original de protester en triturant les méninges de son hôte. Washirō accusa le coup, concédant un peu de sa tolérance légendaire pour repousser la présence parasite plus loin dans sa conscience. Plus tard, il réagirait calmement à la propre réaction du Kaguya sur cette ébauche d'exploration du lointain pays des bois.

« Je tâcherai de transmettre promptement ma proposition aux autorités afin d'organiser une expédition dans les meilleurs délais. La moindre piste est bonne à prendre. Notre volonté à tous est celle de la Brume, une et indivisible. Nous ne craignons rien de cette créature qui n'est plus que l'ombre d'elle-même. Mais elle fait toujours planer le doute d'une résurgence. Cela n'est pas possible sur les terres du Daimyō Hatoshi. Nous devons tout mettre en œuvre pour effacer cette marque maudite. Et je ferai en sorte d'y contribuer pleinement. »

Washirō écouta d'une oreille attentive le résumé du rapport qui fut rendu auprès de la Mizukage en présence de quelques participants de l'expédition. De l'inspection minutieuse de l'Ombre aqueuse à l'endroit de ses troupes jusqu'à l'officialisation à demi-mot de l'unité de chasseurs de Bankichi, en passant par la sollicitation d'une certaine Uzumaki Asami, qui était loin d'être une anonyme pour Washirō. Le Chūnin convalescent en question acquiesça calmement à mesure que le Kaguya poursuivait sa retranscription des faits.

« Je remercie notre Mizukage de sa sollicitude à mon encontre, glissa-t-il solennellement, comme si ses mots s'évanouiraient dans la Brume vespérale pour parvenir jusqu'à elle. »

Sa gorge lui grattait à nouveau, à force d'échanger aux côtés du Kaguya au trône d'ébène. Il posa son regard sur son thé. La colonne de buée qui trahissait sa respiration ardente s'était éteinte. Ce signe quasi-divinatoire invita l'héritier des Asakura à clore la rencontre. Son corps était épuisé, encore douloureux. Sa posture n'arrangeait en rien sa situation. Ses yeux de fauve cherchèrent une dernière fois la lueur de l'extérieur, avant de revenir vers la silhouette ombragée de Bankichi, pour s'arrêter à la frontière entre son visage et le sceau qui maculait son cou.

« Merci pour ta venue, Bankichi-san, concluait-il sur un ton formaliste. En tant qu'instrument du Daimyō, sache que Misasagi sera toujours au service de ceux qui honorent la Brume par leur engagement continu et sans faille. Tu ne fais bien sûr pas exception à la règle. »