« Le sujet perd le contrôle. Administrez une dose de tranquillisants.
- Maître, c’est déjà la troisième !
- Peu importe. Il faut que ça marche. L’avenir du Kaminari en dépend.
- J’administre une dose.
- Je note : convulsions, tâches noires sur le ventre, accélération du rythme cardiaque.
- GAAAAWAAABOGGGGAAHWAAAGUEUUUUUGWAAAAAAAAAA…
- Je note : troubles du langage.
- Chef ! La gamine n’a pas survécu…
- Qu’attendez-vous pour la dose ?
- Il bouge trop, Maître !
- Les autres, retenez-le !
- GWAAAAAAAAAAAH !!!
¬- Je note : crise d’hystérie, révulsion des deux orbites.
- Gueuuuu… aaaah… aaaah…
- C’est bon ! Dose administrée !
- Qu’est-il arrivé à la gamine ?
- Elle s’est arrêtée de respirer.
- Que… comment est-ce possible ?
- Je n’y croyais pas non plus. Elle est morte par suffocation. »


Je n’arrête pas de penser à la mort de mes confrères. Ainsi qu’à celle de Sumashâ. Je ne sais entre ces deux fins brutales et barbares laquelle m’attriste le plus. J’ai perdu beaucoup des miens, emportés dans le cyclone de la destruction, pulvérisés par la haine d’une créature venue d’ailleurs. Mais j’ai aussi perdu un frère d’arme, un ami, dans des circonstances qui demeurent une énigme. L’été, c’est la saison des couleurs. De la lavande, des hortensias, des arômes, des buis verts, des baies sauvages, des oiseaux qui chantent, des campagnols qui furètent. Ma colonie vit son moment de grâce, les reines sortent au soleil, les ouvrières charbonnent, les gardes virevoltent autour de moi, les éclaireuses goûtent à tous les nectars et bataillent contre des colonies étrangères. C’est une saison de liesse pour le monde sauvage auquel je suis intrinsèquement lié. C’est encore plus vrai depuis que je suis parvenu à dompter une seconde espèce pour devenir l’hôte d’une double armée de coléoptères domestiqués.

La mission dont je suis destinataire est d’une extrême importance si l’on en croit l’incipit, que mon occiput traite comme une priorité dès lors que cela relève selon lui d’un crime contre l’humanité. Je suis bien curieux d’en apprendre plus sur les motifs qui animent ce groupe dissident : ne manquerait plus qu’ils accusent le Daimyô d’être un tyran, un assassin, un comploteur. C’est précisément ce qu’ils sont.
J’ai déjà perdu beaucoup des miens à cause de ces groupes qui se disent révolutionnaires. Une nouvelle flamme brûle en moi depuis lors. Une flamme rouge de colère et flamboyante de certitudes, là où n’habitaient naguère dans mon cœur que des eaux limpides et froides. Tout remonte à l’Insurrection orchestrée par la main du godelureau qu’on nomme le Shodaime, à titre posthume. J’ai vu dans cette révolte commandée par un seul homme pour son propre compte des flots de civils se noyer dans le despotisme des pontes du Kaminari, perdre la vie dans la cataracte, se vider de sang sous cette houle de violence. J’ai toujours détesté la guerre.
Je la déteste encore plus quand je ne lui trouve aucun sens.

« Tu peux descendre de ton perchoir, Tachibana. On y va. »

Nul besoin de se présenter à mon nouvel associé, au fond : Kumogakure n’est pas une cité assez grande pour que nous ignorions tout du peuple qui nous entoure. Je ne connais néanmoins Tachibana que de nom, pour l’avoir croisé quelques fois dans mes errances ou lors des moments collégiaux qui rassemblent les shinobis. Bien que j’ignore de quel bois il est fait, je sais qu’il est kumojin et cela suffit pour que je lui cède ma confiance.

« Le Raikage a besoin de nous pour niquer des mères. »

Je crache par terre, et j’avance.

Les paysages défilent autour de nous tandis que je suis porté par le lien qui m’unit désormais à Tachibana. C’est une chose étrange que d’être ainsi enchaîné par l’amulette Joryoku et entraîné dans son sillage. Je ne me rappelle pas avoir vécu quelque chose de semblable au cours de ma vie, et pour ainsi dire c’est peut-être la première fois que quelqu’un tente de m’apporter du soutien, sous quelconque forme qu’il soit. Il marque des points, ce jeune homme, des points qui le font très vite monter dans mon estime. J’ai conscience que c’est possiblement une technique pour m’amadouer, mais je n’ai aucun remord à me laisser conquérir par ce service rendu. Nous voyageons vite.

L’astre d’or dilapide ses rayons crénelés sur la canopée et le mur de branches et de feuilles au-dessus de nos têtes projettent des ombres aux formes hérissées, comme une mosaïque d’orages électriques tapissant la terre battue. Autour de nous passent les futaies, les buissons et les fougères qui guettent les trous dans le massif des bois, les conifères qui embaument l’air, les orties qui pullulent près des sources d’eau. Je connais par cœur ces jardins sauvages, et j’ai appris à les connaître de deux manières : celle des hommes, et celle de mes vassaux. Je ne vois rien sur notre route qui me mette la puce à l’oreille, sans mauvais jeu de mots, mais mon oreille est justement distraite par les questions soudaines qui traversent visiblement l’esprit de mon compagnon de route.
Il est curieux, c’est une bonne chose. Mais sa demande est spéciale, presque aussi taboue que de demander l’âge d’une vieille dame. Quelle vilaine mouche l’a piqué ?

« Mes compétences ? J’excelle aux jeux d’argents, aux cartes, je peux me gratter le cul et réfléchir en même temps. Mais je me doute que ce n’est pas ce que tu voulais savoir, hein ? »

S’il y avait encore un peu d’espoir dans son âme de se savoir en compagnie d’un gentilhomme, j’espère l’avoir effacé pour de bon.

« Sinon j’ai une vilaine malédiction, ouais. Enfin, pas une, mais des centaines de malédictions qui me tournent autour sans arrêt, même quand je vais pisser. Je n’ai pas une seconde tranquille. Tu crois que j’ai le temps d’élaborer un plan, Tachibana, avec toutes ces mouches qui défèquent sur mes épaules ? Certainement pas !
Heureusement, j’excelle aussi dans l’art de l’improvisation. »

Justement, c’est un mensonge improvisé. Bien sûr que j’ai un plan. Et j’ai appris à m’habituer à ces vibrations permanentes au sein de la ruche. Mais je suis curieux d’entendre ce qu’il a dans la tête d’abord.

« Tu as peut-être des idées à proposer ? »

Au moment où j’énonce ces mots, une petite escadrille quitte son vol stationnaire sur les hauteurs pour piquer sur ma position. Mes amourettes se rassemblent aussitôt au bord de ma lèvre supérieure pour former un nuage reproduisant la silhouette emblématique d’une grosse moustache noire de vieux monsieur.


Ne manque que le monocle, me dis-je, mais je songe que l’effort est déjà conséquent. Outre le caractère plaisantin de l’affaire, je suis aussi en train de faire la démonstration desdites compétences, et vu la manière dont Tachibana aborde le sujet, j’espère qu’il sache lire le message subliminal que je laisse passer à travers mes actes ; plus qu’avec mes mots, qui représentent hélas, bien souvent, la part la plus sombre de moi-même.
Mon index habitant la main droite se hisse alors vers mon menton et touche de la pulpe le trait d’une petite fossette qui entaille ma mâchoire depuis ma naissance. Juste pour me donner l’air intelligent.

« Je suppose que c’est le moment où je suis censé dire : et toi ? »

Je pouffe de rire. Ma vie est un grand cirque, une comédie divine. J’ai une pensée pour Minamoto Yoichi, avec qui j’ai fait les quatre cents coups. Je me demande qui est le véritable troubadour entre nous deux. C’est alors que je déploie une nouvelle escadrille tout autour de moi, qui se répand comme une toile, et en faisant cela je ferme les yeux et je continue de courir.


Perdre la vue ne me dérange pas. Qui plus est lorsque la nuit commence à étendre son manteau de ténèbres crépusculaires. Le jour tombe alors que nous arrivons à quelques lieux de la petite bourgade. Avant de tenter quoique ce soit, je m’installe et j’invite Tachibana à s’asseoir près de moi. De mon sac je tire un bout de fromage, du pain de seigle, de la viande séchée, des noix et des fruits salés. Je dispose tout cet arsenal au sol, tel un shinobi qui n’a pas besoin de nappe, puis je finis par extraire un long récipient en forme de huit, réparti en deux sphères imposantes, ce qui permet de mieux le tenir au centre. J’aligne deux petites coupes l’une à côté de l’autre, et je verse le Shoshû fermenté, aromatisé au miel.
Tandis que le liquide coule, mes insectes se déversent dans le village et partent en quête d’informations. Ce qui me laisse le temps de faire causette avec mon associé.

« Avant de nous lancer dans ton plan, Tachibana, nous allons respecter la tradition : c’est l’heure de l’apéro. »

En vérité, c’est aussi moyen d’exorciser la peur. Cet alcool me permet de chasser les démons qui tambourinent aux portes de mon palpitant, d’anesthésier cette angoisse que je ressens toujours à l’approche du moment de verdict. Je n’ai point peur de l’avouer : je suis une chiffe molle, une baltringue, un peureux. C’est précisément ce qui fait que je suis en vie. Sumashâ peut-il en dire autant ?

Trop téméraires étaient mes amis. Depuis qu’ils sont partis, l’histoire me prouve qu’il faut accepter de vivre avec ses peurs, et de leur obéir quand elles nous dictent la porte de sortie. Point n’est aussi grand guerrier que celui qui sait quand il est temps d’abdiquer et de battre en retraite. C’est ma lâcheté qui me permettra de laisser mon nom dans l’histoire.
Je trinque avec lui s’il le veut bien, puis j’enchaîne. Tachibana m’intéresse. C’est un sujet plus original que le commun des mortels.

« Rompre la mie sur le sujet des tactiques et des compétences de tout un chacun convient pour savoir ce que l’on a besoin de savoir pour l’exécution d’une mission, camarade, mais tout comme je ne me résume pas à mes insectes, tu ne te résumes pas à ton amulette, Tachibana. Parle-moi de toi. Je veux savoir avec qui je travaille. As-tu grandi à Kumogakure ? Qu’est-ce qui t’a motivé à devenir shinobi ? »

Rien de plus fascinant que de découvrir le Nindô d’un tel spécimen.

Tachibana a finalement décidé de trinquer, et ce n’est pas pour me déplaire : je sens le liquide ruisseler le long de ma gorge et descendre au milieu de mes poumons dans un cocktail de sensations douces. Cela me fait du bien, d’exorciser la peur, et puis j’ai l’impression que cette ambiance plus amicale déride un peu nos échanges avec mon compagnon du jour.
Je sais ce que c’est, d’être Genin et de devoir obéir aux ordres. Tachibana à ce titre se débrouille bien mieux que moi. Au demeurant, la chose n’est pas foncièrement compliquée : depuis l’aube des temps je me comporte comme une vieille tête brûlée bien amochée à force d’être bercée trop près du mur, et si j’ai toujours été plutôt habile s’agissant d’établir le plan le plus vicieux possible et de trouver une porte de sortie pour fuir, je suis terriblement mauvais lorsqu’il s’agit de concilier mes intérêts et ceux des autres.

C’est peut-être ce qui explique l’originalité de cette proposition. J’ai été Genin assez de temps pour comprendre ce que cela fait d’être considéré comme un pion sur l’échiquier. Je ne veux pas de cela pour mes partenaires : vrai que je compte d’abord sur ma trogne pour qu’on réussisse cette mission, je ne peux m’en cacher, mais assurément que je veux que Tachibana soit dans un degré de confiance assez haut pour s’engager pleinement dans le cœur de cette quête. Qu’importe qu’il foire ou réussisse, je serais là pour rectifier le tir : ce que je veux en priorité, c’est lui enseigner que chaque Genin est une pierre du grand cairn majestueux qui forme Kumogakure. Suffit qu’on enlève une seule de ces pierres pour que tout s’effondre.

« L’héritage, dans ce cas. Tu es un héritier. Nous sommes de la même veine. Nous sommes shinobi parce que nous avons hérité de nos aïeuls le devoir d’embrasser les arcanes du ninjutsu. Un type m’a expliqué, l’autre jour, que j’étais ce que j’étais parce que mon père l’était avant moi, que devenir son semblable était mon destin. Que l’on devenait en quelques sorte, par filiation, ce qui était avant nous. C’est notre malédiction. En ce qui me concerne, j’ai acquis ce pouvoir contre ma volonté. Je n’ai jamais voulu être shinobi. Le grade de Chûnin, je le porte malgré moi. Tout comme toi je songe que peut-être nous pouvons peindre ce monde d’une autre couleur, mais j’aurais préféré… »


Soudain je suis secoué par une sensation brûlante, comme si mon corps venait d’être court-circuité. Mon cortex cérébral s’est empli d’un son d’alarme, mes paupières se sont écarquillées et mes muscles, instinctivement, se sont gonflés pour agir. J’ai basculé sur le côté pour prendre appui, renversant ma coupole en regrettant ce mauvais geste, salaud que je suis de gaspiller ces choses sacrées, mais l’alerte qui palpitait en moi a pris le dessus et mon corps s’est laissé porter par mes réflexes de survie. J’ai fait tourner mes deux jambes pour prendre appui et j’ai roulé vers l’avant avant de me remettre debout.

« Tachibana ! »

Un éclair a crépité en traversant la position où je me situais une seconde plus tôt. Sa course virevoltante s’est épuisée dans les airs et il s’est éteint quelques mètres plus loin, jetant ses ondes lumineuses au hasard et résonnant d’un son strident. J’ai jeté quelques kunais à mon partenaire pour qu’il les attrape à la volée dans un automatisme de combat, puis j’ai emprunté le style du serpent en me fléchissant sur la jambe avant et en croisant la jambe arrière dans le creux du genou : mes doigts se sont alignés devant ma trogne, poignet brisé, phalanges tendues, et mes épaules ont commencé à exécuter des mouvements fluides pour alléger la pression sur mes articulations. J’ai regardé à quoi nous faisions face.

Dans la nuit, sous les ténèbres constellées, étaient apparus ce démon et ses deux rejetons.

Le Yokai adulte ne me laissa guère le temps de respirer. Tout son corps se mît à grésiller d’étincelles fugaces et des arcs électriques éclatèrent autour de son masque diaphane. Son unique œil, brûlant d’une folie prédatrice, me scruta d’une façon si envieuse que j’eus un frisson dans tous mes membres. Son ricanement se poursuivît en résonnant dans les ténèbres tandis qu’il quitta sa position pour foncer dans ma direction avec une vélocité surprenante.
Dans ma vision périphérique, la silhouette de Tachibana me fit comprendre qu’il s’en sortait relativement bien. Je le vis du coin de l’œil repousser les deux plus jeunes spécimens, mais hélas mon observation cessa sitôt que des mains foudroyantes cherchèrent à m’attraper la gorge et à me fouetter les reins. Dans un mouvement réflexe j’ai éveillé tous mes capteurs grâce au concours du style du serpent qui me sauva d’une rencontre avec le tibia du monstre. J’étais heureux de pouvoir agir avant qu’il ne me touche. En réalité, le style du serpent s’appuyait sur une sorte d’illusion de distance et de vitesse laissant paraître un effet de lenteur et de proximité trompeurs, et incitant mon ennemi à épouser ce faux rythme. Je jouais ainsi sur le temps, retardant l’action jusqu’au dernier moment pour la laisser venir à moi, à la manière d’un envoûtement, comme un cobra qui danse. Il suffisait alors de canaliser son énergie pour exploser à l’instant propice, vif comme l’attaque éclair du reptile éponyme, pour se soustraire aux attaques avec souplesse et agilité dans une attitude tantôt terrienne, tantôt aérienne, en tout cas gracile et rapide, prompte à la contre-attaque. Ô combien difficile devenais-je à toucher. Ô combien étais-je avantagé pour toucher en retour.
Toute cette mise en scène, je la devais à l’exercice, à un entraînement sans relâche, lorsque jadis je ne pouvais compter sur mes insectes pour me battre. Lorsque jadis, ayant échoué à la symbiose, j’avais dû apprendre à me battre avec mon corps pour seul instrument shinobi. En cela, je devins une sorte de menteur séduisant : la plupart de ceux qui affrontent les Aburame pensent qu’il est bon de jaillir au corps-à-corps pour éviter d’être sujet de la colère d’une ruche. C’est là l’erreur que mes phalanges attendent avec une passion flamboyante.

S’il est vrai que les choses ont bien changé depuis le temps où je ne pouvais compter sur ma ruche pour combattre, j’ai tout de même gardé une sorte de prédilection pour le combat à corps-à-corps, si bien qu’avoir cette créature aussi proche de m’arracher la gorge me rassure plus qu’on ne pourrait le croire. Je la préfère à portée de mes frappes. Je crains ses rayons foudroyants plus que ses segments.

Nos premiers échanges sont relativement primaires. Il m’assaille d’abord avec une frappe de jambe à la tête que j’évite en me fléchissant sur mes appuis grâce à une volte, me permettant d’enrouler mes jambes pour prendre de la vitesse. Utilisant la force cinétique ainsi canalisée, je me déroule derechef pour bondir au-dessus de sa tête et je livre un crochet qu’il esquive sans mal, mais mon poing continue sa course dans les airs pour me donner l’élan nécessaire à une nouvelle vrille permettant de libérer toute la puissance de ma jambe dans un coup de pied retourné, chutant du ciel vers la terre, pour broyer son crâne du talon de ma botte. La créature effectue un mouvement de retrait avant de revenir de plus belle en prenant un contre-appui sur sa jambe arrière. Je suis encore dans les airs quand elle arrive sur moi, à l’horizontale, et elle ne fait pas l’erreur d’utiliser une trajectoire rectiligne pour me toucher, redoutant sans doute que je me cambre pour esquiver. Sa chausse part du sol vers les nuages pour me botter la colonne vertébrale, et je vois qu’elle prépare sa main pour me pilonner de l’autre côté. Je suis surpris par sa vitesse. Elle est sûrement plus rapide que moi.

J’extrais mon bras de la manche de ma veste pour l’ôter et la projeter en direction de l’unique œil qui me guette. Le mouvement ne réussit pas vraiment comme je l’espérais, et je sens l’os de son tibia tancer mes côtes. L’impact a au moins le bénéfice de me remettre vers la verticale, si bien que le poing qui s’enfonce dans ma veste part dans le vide.
Lorsque le vêtement plonge vers le sol avec le bras du démon, mon visage se révèle. Je suis juste derrière. Ma riposte siffle dans les airs : j’attaque avec la pointe de mes phalanges en piqué au niveau de sa glotte. Mais au moment où mes doigts rencontrent son épiderme, horreur, mes phalanges craquent !

Son masque est carapacé ! Enflure !

Conscient de mon échec et de l’effet de surprise, le monstre renouvelle d’ardeur. Ma main est blessée, aussi je peine à parer ses membres ; et parer est un bien grand mot, car à chaque contact je sens une tension électrique secouer tous mes muscles. J’ai des soubresauts réguliers et c’est avec peine je continue mes séquences défensives. Je réalise, au bout de quelques passes d’armes, qu’il ne tente pas vraiment de me blesser : il m’épuise. Il est en train de m’user en me distribuant des secousses. Toutes mes articulations sont de plus en plus raides. Même avec le style du serpent, je deviens de plus en plus pataud. Mes bras s’engourdissent. Je tente de bloquer quelques coups avec les jambes, et j’esquive, mais cela ne suffit pas.
Il commence à prendre le dessus. Je me cambre vers l’arrière pour éviter une frappe circulaire du bras arrière. Il crochète ma jambe et je me renverse. Un roulé-boulé vers l’arrière me tire de son allonge. Je perds Tachibana de vue. Et puis je réalise, en me concentrant sur le Yokai, qu’il n’attaque plus de manière aussi franche.

Il s’épuise, lui aussi.

A la bonne heure ! L’espoir me regonfle de vigueur. Et puis, je ne sais comment, mais je me sens soudain parcouru par une énergie nouvelle. Mes yeux balaient à nouveau la zone. Le talisman de Tachibana scintille et ses yeux sont dirigés vers moi. Je lui rends un sourire machiavélique. C’est lui.
Putain, il vient peut-être de me sauver la vie.

Il revient sur moi. Je tente de le prendre vitesse et je plonge sur lui. Mes doigts attrapent son masque, mais il arrache ma main en irradiant de plus belle de ses étincelles bleutées. La tension file dans mes artères, mon corps tout entier se paralyse. Je reviens à moi une seconde plus tard, mais un uppercut a déjà explosé ma mâchoire. Je tombe en arrière, et le Yokai me bondit dessus. Je jette mon bras droit vers l’avant, celui avec les phalanges explosées ; in extremis, car sa gueule se referme sur mon cubitus avant d’atteindre ma tête. Il voulait me bouffer ?

Il voulait vraiment me bouffer ?

Je suis pris d’un sentiment d’horreur. J’ordonne à la colonie d’attaquer. Les essaims ne viennent pas sur le Yokai qui m’assiège, non : ils attaquent les deux plus faibles. Je veux laisser une fenêtre à Tachibana pendant que mes bottes piétinent dans la boue. Je me débats. Mon corps est secoué de spasmes virulents. Je suis en détresse.
C’est quoi ce truc, bordel ?

Mes paupières sont lourdes. Je sens des gouttes sur mon visage. Le ciel est voilé par le masque du Yokai en train de me bouffer le bras. Sa mâchoire est toujours refermée sur mon os radius. La pression est telle que mes muscles sont écrasés, et lentement, je sens que la fibre de mon os se fissure. Il va me briser. Je réalise en risquant de tourner ma tête pour mieux lui faire face que les gouttes qui tombent sur ma gueule sont alternativement celles de mon propre sang et celles de sa bave. Ca dégouline sur moi comme dans un cauchemar. Je sens tout à coup qu’il cherche à peser de tout son poids sur moi, qu’il veut asseoir sa domination et se rapprocher de mon visage. Ses mains fourchues sont accrochées, pour l’une, à mon flanc, pour l’autre, derrière ma nuque. Il me lacère en même temps qu’il tire de toute ses forces pour réduire la distance qui me sépare de sa gueule. Pour réduire cette distance qui me sépare, sans doute, de la mort.

Mais soudain, je m’interroge. Est-ce qu’il y met toute sa force ? J’entends Tachibana qui me hurle de lui éclater la tête. Il me faut un petit moment pour comprendre le sens de cette remarque alors que je suis en position de faiblesse et que tous les indicateurs sont au rouge. Je le comprends en même temps que je me rends compte que le Yokai met tout son poids et toute sa force pour m’écraser. Il persiste, je sens la puissance incroyable de ses fibres musculaires, et pourtant, il n’y arrive pas. Il diffuse dans mon corps une nouvelle décharge, mes membres se raidissent et ce qui aurait dû suffire pour ouvrir une faille et lui permettre de terminer le boulot n’a au final que peu d’effet. Le courant me paralyse brièvement, mes membres sont traversés d’une convulsion qui aurait dû lui ouvrir la voie pour le bouquet final, mais rien : il a continué de forcer, et en vain. Alors je saisis ce qui m’arrive, et lors, je décide d’essayer de forcer à mon tour.

Je suis stupéfait de ma réussite. Je le soulève avec une certaine aisance. Certes faut-il que j’emploie tous mes muscles, mais je ne pensais pas pouvoir faire une telle différence. Je repense à Tachibana. Bien joué, mon vieux. Je vais te faire une faveur.

Alors que je suis à moitié redressé, je me prive de mon propre appui de la main. Ce geste aurait pu paraître insensé à priori, mais quitter mon appui me permet de libérer ma main. Je tombe en arrière, mais je lui administre la mandale de sa vie. Une bonne claque de grand-mère qui l’éjecte plusieurs mètres sur le côté. Le monstre se relève et son corps dodeline un peu avant qu’il ne se rééquilibre. C’est le moment où, chacun de notre côté, nous pouvons reprendre un visuel sur la situation.
Je ne peux pas m’empêcher de me gausser de cette nouvelle puissance acquise. Je lève mes bras de chaque côté et j’affiche ma superbe musculaire, deux gros biceps nerveux et gonflés, dont l’un ruiselle encore de sang et de bave.

« GWAHAHAHAHA ! JE T’AI BIEN EU, FILS DE PUTE ! »

Cette bougresse de créature ne me calcule même pas. Ses yeux sont rivés sur quelque chose au sol. Ou du moins, sur deux choses. Les deux parties du corps sectionné d’un de ses rejetons. Le visage du petit Yokai est sans expression, ses yeux perdus dans le néant. Il gît là, sans vie.
Tout à coup, le plus vieux des trois spécimens hurle à s’en percer les tympans. On distingue dans ce cri un mélange tumultueux de colère et de chagrin. Elle effectue des mouvements erratiques, étranges, comme si elle ne savait comment exprimer ce qu’elle ressent sur l’instant. Sa jauge d’émotion est probablement trop pleine.

Le Yokai qui se dirigeait vers Tachibana est tout à coup attrapé au vol. Son géniteur, ou sa génitrice, vient de bondir et l’emporte dans son sillage. Je suis tenté de les poursuivre mais c’est alors que mes yeux s’arrêtent sur le cadavre au sol. Je m’adresse derechef à mon compagnon.

« Tachibana, stop ! Laissons-les partir… »

Je lorgne à présent sur mes bras musclés.

« Tu as été brillant, mon pote… »

Et c’est peu de le dire.