Winter is Coming : les prémices hiémales de la Clause Yuki — Été 83, Kiri
Ô cher frère, sur le chemin qui est le mien, je crois bien avoir maudit chacun de mes pas...Des regards furtifs, accusateurs, en ma direction; des murmures diffus, d’outre-tombe, à mes tympans – ils n’existent pas, mais sont partout autour : ils s'entortillent dans l'ombre des Ombres comme des volutes, une spirale insaisissable qui rôde et se pourlèche en guettant le jugement dernier, l'erreur fatale. Mes doigts, alors, cisaillent et brisent le temps, gaspillent mes ultimes éclats d'éternité dans la marmite frémissante du destin; et sans crier gare, l’inéluctable, d’un blanc virevoltant, me recouvre ainsi, féroce, pour me découvrir d’un rouge lancinant, et m’envelopper enfin de son linceul final, m'attirant et m'asphyxiant dans ses anneaux resserrés, me glissant tout entière jusque dans le noir du rien infini. La mission est un échec. Ô cher frère, dis-moi, l'insidieuse ne sait-elle point s'infiltrer pour submerger nos esprits de son brouillard mortifère?La Brume sanglante ne sait pénétrer les pensées, dit-on – elle sait pourtant dévorer les aspirations et le futur de toute une frange de la nation, à l'instar de chacune de mes nuits à l'auberge depuis ma rencontre avec cette femme. À coup de petites bouchées, elle n'a de cesse de mordre mes songes pour en trouer le fin tissu de ses dents pointues, ponctuant mon sommeil de cauchemars et de sueurs afin d'en vider, comme une gourde percée, chaque goutte du repos tant désiré…
La Dame de givre avait donc tout faux, ce jour-là, bien que je crois, en vérité, que l'on a souhaité m'aveugler d'un baume apaisant – pour mon propre bien..? Voilà qui n'est pas sans rappeler la perfidie du monstre laissé derrière, ce soir-là : mais lui aussi, en dépit de la distance, sait marcher dans les rêves, à l'image de cette entité fantomatique planant sur nos rues. Lui aussi est un mensonge.
Chaque jour filant loin du train-train quotidien depuis cette rencontre intempestive – et secrètement souhaitée – voit donc l'étau se resserrer sur ma raison afin d'exacerber mes craintes, touchant son point culminant au petit matin d'une froide journée estivale. L'infâme jour J se dessine dès lors sous mes yeux sans que je ne puisse en interrompre le mouvement, insaisissable : du haut de ma petitesse, je ne peux, après tout, arrêter la grande marche du destin. Je n'ai pas le bras assez long.
Assise sur le futon miteux d'un établissement l'étant plus encore, mes pensées s'agitent, ainsi paniquées de ne plus percevoir la sortie de secours après autant de mésaventures et de décisions hasardeuses. J'y suis, un temps, tétanisée : c'est-là le vicieux venin d'une nuit en pointillée – il instille en nous, par chacun de nos interstices, des maux nocturnes si tenaces dans le diurne, et nous dérobe à travers nos plaies de lit psychiques de la moindre once de bravoure, nécessaire pour les affronter et les vaincre à leur propre jeu. Vais-je seulement y succomber?
Sur mon visage, mon teint gris et les affreuses cernes creusant sans doute mes traits tirés trahissent le vertige qui m'assiège devant l'abîme insondable s'ouvrant sur cette triste journée. Ne sachant que faire, ma dextre s'élève et je l'observe, y contemple chaque ligne traçant ma paume : l'une d'entre elles, plus marquée, mais si courte, attire brièvement mon regard lasse. Je grimace alors, secouant la tête de droite à gauche : seuls les idiots s'égarent dans ce genre de balivernes, pas vrai?
J'inspire donc longuement, et portée par l'élan, m'extirpe de la lourdeur des couvertures défraîchies. Le temps me presse, alors je ne m'attarde pas davantage. La toilette faite et les vêtements sur le dos, je fuis ma chambre dans ce taudis en bordure des bas quartiers et m'enfonce d'une démarche tantôt mal-assurée dans les venelles et artères de la cité des horreurs, toujours plus en profondeur dans ce pétrin qui est le mien.
Malgré un certain empressement à me départir de l'encombrant fardeau que l'on m'a confié, l'épuisement me frappe, s'attache à mes jambes comme d'immenses boulets que je traîne avec moi sur ma route. Contre les chemins poisseux de terre battue ou les pavés ordonnés qui s'annoncent bientôt, elles frottent presque le sol plutôt que de s'y déposer selon des claquements réguliers, et m'irritent autant qu'elles offrent un portrait éloquent de ce que je deviens, chaque jour, un peu plus : une morte-vivante, en perte de contrôle sur le mouvement du monde. Un être risible, dirait mon père, indigne des nôtres, certainement – Shimizu je suis, heureusement ; je peux donc garder la tête basse sans m'en soucier.
Petit à petit, au fil des minutes s'écoulant, je le vois apparaître et s'étendre sur l'horizon, étalant ses frontières distinguées à la vue de tous. L'opulence du quartier Yuki n'est pas de la frime : il sait imposer le respect et l'humilité à quiconque en passe le seuil, et détaille allègrement son architecture traditionnelle pour sublimer mes prunelles, revigorées d'un pétillement inédit. D'œillades timides néanmoins, je m'abreuve, furtive, de la noblesse des lieux et du calme ambiant, un rien troublée par le contraste fracassant avec ma réalité, presque désolée d'en souiller le charme délicat de ma présence ignoble. La vermine étrangère n'a pas plus sa place ici que sur un buffet bien garni.
Je me sais fondamentalement indigne de fouler cet espace hors de mon univers décrépit, et je préfère donc ne pas y vagabonder plus que de raison : après tout, le devoir m'attend, je ne peux m'écarter plus longtemps de la voie tracée par l'Indésirable, aussi cahoteuse ou houleuse puisse-t-elle s'avérer. J'aurais préféré reculer, à dire vrai, mais ce choix ne m'incombe plus. Décider appartient seulement aux grandes personnes, et j'atteignais à peine les étagères du haut au sein de la demeure familiale.
Se recentrer sur l'objectif, donc. D'abord, il me faut dénicher Yuki Shun'u, quelque part dans ce dédale. À quoi peut-il bien ressembler? Où peut-il se terrer? Ma
bonne amie s'était révélée avare en précisions, à ce sujet, et sur bien d'autres, ajoutant à mon calvaire. Peu désireuse de questionner chacune des silhouettes croisant ma route et d'attirer l'attention plus que nécessaire, je jette finalement mon dévolu sur un aîné du clan – croyais-je, naïvement, à ce moment – balayant le par-terre près de la devanture d'une échoppe à proximité. Il me sourit aussitôt, lumineux, croyant tenir-là une nouvelle cliente à plumer, mais comprend rapidement de quoi il en retourne lorsque ma voix fébrile et mes mots rugueux fusent à ses oreilles.
« Pardonnez-moi, je cherche un certain... euh... Yuki, Yuki Shun'u. Il devait m'enseigner certaines choses, et je... Vous sauriez où je peux le trouver? » Mais la mémoire du vieillard fait défaut et je n'en suis pas plus avancée, alors je soupire bruyamment, roule des yeux et tire ma bourse afin d'en soutirer une petite pièce qui, par une magie que je ne saurais expliquer, me voit bientôt graciée d'un étonnant regain de vivacité chez le vieil homme, qui me pointe enfin la bonne direction...
Ou pas. Évidemment. Ce con. Rien n'est jamais facile, ici-bas.