▶ Sujet: [Voyage] À l'horizon, les sommets

La nuit tombait. Il était temps pour la troupe de faire halte. Les quatre silhouettes, qui n'étaient déjà plus que des taches aux contours flous au milieu du chemin baigné dans l'obscurité, glissèrent comme des ombres jusqu'à la porte d'une pagode basse qui se trouvait là, sur le bas-côté. C'était un refuge pour les pèlerins qui empruntaient cette route lorsque la saison des dévotions arrivait. En plein hiver, alors que Sanchu no Kuni ployait sous les neiges abondantes et frémissait sans cesse sous les bourrasques, il fallait être fou pour se lancer dans un tel voyage. Fou ou désespéré.

Les quatre ombres pénétrèrent dans le refuge, qui était vide. Il n'y avait qu'une seule pièce, aux proportions admirablement modestes, mais qui leur offrirait tout le confort dont ils avaient besoin pour passer la nuit. Dans le silence, le claquement du silex résonna comme un gong. Du bruit jaillirent des étincelles et bientôt la scène fut éclairée de la lueur réconfortante et chaude d'une lampe à huile.

Les visages des quatre voyageurs étaient blafards, comme si la neige y avait adhéré et promettait de n'en plus jamais partir. Leurs vêtements n'étaient pas en lambeaux, mais leur piteux état laissait deviner la rudesse des lieux qu'ils avaient traversés. Les quatre personnages n'avaient nul besoin de raconter leur histoire, qui se lisait sur eux. Ils n'étaient pas des pèlerins mais des errants. Ce refuge était pour eux le luxe d'un toit, de lits même, peut-être. La lumière de la lampe était comme un nouveau soleil qui les inondait de joie et de réconfort. Il y avait là trois hommes et une femme. Deux des hommes étaient en pleine jeunesse, tandis que le troisième assumait le poids d'un âge avancé. Qu'il soit parvenu jusqu'à ces hauteurs dans de si rudes conditions semblait un exploit. La femme était également jeune. Il y avait quelque contraste étonnant entre la finesse infinie de ses traits et la dureté de son regard. Mille lames dansaient dans ces yeux, qui menaçaient de transpercer celui qui s'y intéresserait de trop près. Tous étaient armés, d'un sabre ou d'une masse, sauf un : l'un des hommes dont les cheveux bleus, quelque peu malmenés par les vents des montagnes, coulaient comme une cascade sur ses épaules. Il tenait contre lui un shamisen. C'était Atori.

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Ibutsu, Kishi & Nyougo

Le doyen du groupe s'avança à petits pas de l'autel disposé contre un mur et s'agenouilla immédiatement en dévotion. Les autres le laissèrent faire, mais ne l'imitèrent pas. S'ils n'avaient aucun mépris pour la dévotion d'un vieillard, ils estimaient pour leur part que les dieux s'étaient montrés bien peu cléments avec eux, ces derniers temps. Leur rendre hommage aurait été pure hypocrisie. Ils préférèrent s'asseoir autour de l'unique table de la pièce en se déchargeant de leur barda.

"Une lieue de plus et j'y laissais ma peau…

-Je vous l'avais dit. Ces chemins sont rudes, surtout en hiver, mais au moins ils évitent les ennuis. Aucun brigand n'a envie de s'infliger ça."

Elle avait raison. Lorsque l'automne se terminait, que les derniers pèlerins finissaient leur sainte épopée et que les dernières provisions étaient acheminées jusqu'aux plus hauts hameaux de Sanchu no Kuni, le pays plongeait dans une sorte de torpeur d'un quart d'année. Le climat montagneux n'était pas propice aux activités hivernales. Les routes devenaient alors désertes. Les pillards, n'ayant plus personne à rançonner, s'en retournaient tout naturellement vers des pays plus chauds en attendant que le temps devienne plus clément. Et tous les ans, le retour des dévots allait de paire avec celui des canailles : c'était un cycle naturel auquel tout le monde était habitué depuis bien longtemps.

Le vieux avait fini ses prières. Il frappa des mains une dernière fois, puis rejoint la tablée.

"Je comprends pas pourquoi tu t'acharnes à prier comme ça. Pour moi, c'est clair que les dieux nous ont laissés tomber, ou qu'ils veulent que notre malheur.

-Ce sont les mots d'un homme auquel la foi fait défaut… Je crois que tout ce que nous avons vécu, ainsi que tout ce que nous devons encore vivre, est mis sur notre route pour aguerrir notre caractère et notre foi."

Un bon remède pour se consoler, pensèrent les trois autres. Kishi, qui avait interpellé le vieillard, haussa les épaules mais ne chercha pas à discuter.

Il était vrai que, s'il y avait bien des divinités qui régnaient sur le Yuukan, elles s'étaient montrées particulièrement cruelles à leur égard. Il y avait des semaines, à présent, qu'ils avaient laissé derrière eux les ruines du camp où, tous les quatre, ils avaient été retenus prisonniers par des soldats d'Oto no Kuni en maraude sur les terres d'Homura. Ils avaient pris avec eux deux bébés, dont les mères étaient déjà mortes. L'un mourut rapidement et ils lui offrirent une sépulture aussi décente que possible dans la forêt, au pied d'un arbuste. Le second, ils le laissèrent à une caravane qui croisa leur route. Car la destination qu'ils avaient choisie n'était pas propice au transport des nourrissons. Ils avaient vite résolu de cheminer ensemble, s'estimant ainsi bien plus en sécurité que s'ils étaient partis chacun dans leur direction. Du reste, les sévices subies durant leur emprisonnement leur avaient fait oublier toute envie de rejoindre un foyer, une famille, des amis. Pourtant, ils ne pouvaient errer sans but. Un objectif était même nécessaire pour leur survie, sans quoi ils tombaient dans des abysses de tourmente.

Kishi avait alors proposé de se lancer dans une quête, celle qu'il comptait entreprendre lui-même lorsque les soldats d'Oto l'avaient capturé. Le rouleau qu'Atori avait trouvé lorsqu'il fouillait dans le butin du camp, et dont le contenu l'avait frappé par la ressemblance nette qu'il présentait avec sa propre façon de se battre, venait de ses affaires. Tous avaient acquiescé sans discussion, trop heureux que quelqu'un ait proposé une entreprise qui semblait cousue de fil d'or. Atori avait gardé son intérêt particulier secret. Les autres ne savaient pas les prouesses dont sa musique était capable et il estimait que c'était très bien ainsi. La captivité lui avait enseigné la défiance, même à l'égard de ceux qui se rapprochaient le plus de ses alliés, à défaut d'être de véritables amis. Personne ne sachant par où commencer, mais tous désirant avant tout échapper aux dangers qui peuplaient Hi no Kuni, la belle Nyougo avait proposé de s'établir à Sanchu, qui était, en cette saison, assez sûr.

Ils avaient marché sans relâche, d'abord dans la forêt immense, puis dans les plaines, et enfin sur les chemins escarpés qui longeaient les montagnes et serpentaient, de cols en vallées, jusqu'à la cime du monde. Ils ne savaient où ils s'arrêteraient. Il était plus que temps d'en décider.

"Bon, il faut aviser. On ne survivra pas longtemps si on continue à parcourir les chemins comme ça pendant longtemps. Je pense qu'il faut qu'on établisse notre base d'opération au plus vite.

-Mais où ? Tout semble désespérément désert ici… Il n'y a que les montagnes et les forêts de pins. Oh ! Elles sont belles et sans pareil, mais hélas…

-Le pays n'est pas désert. Il y a des hameaux et on devrait croiser les premiers bientôt. Après tout, on est sur un chemin de pèlerinage et les pèlerins ont besoin de temples pour se recueillir. Atori, qu'est-ce que tu en dis ?"

Les trois paires d'yeux se tournèrent d'un même mouvement vers le seul qui était resté muet jusqu'alors. C'était là un effet remarquable de son bref emprisonnement : sa personnalité s'était trouvée subitement atténuée, comme endormie ou meurtrie. Il ne parlait plus que lorsqu'il l'estimait nécessaire, en phrases courtes et dénuées des envolées lyriques et du sarcasme qu'il affectionnait tant. Il semblait une ombre d'un lui passé. Il réfléchit un instant, gratta machinalement quelques cordes de son bel instrument.

"Marchons jusqu'au prochain village. Nous nous y installerons et nous déciderons de la suite des opérations."

Ce fut tout. Les autres approuvèrent d'un signe de tête, tandis qu'Atori dégainait son plectre et entamait une mélopée. Il avait gagné, dès la libération du camp de prisonniers, l'autorité naturelle d'un sauveur aux yeux de ses trois comparses. Il ne l'avait pas souhaité. Il ne s'en plaignait pas non plus. Il devait être assez satisfait que l'on cherche toujours son approbation pour avoir le dernier mot. Il semblait avoir beaucoup mûri en trop peu de temps.

Les autres s'installèrent pour dormir et ne tardèrent pas à trouver le sommeil, bercés par les notes tristes du musicien. Lui-même ne s'arrêta de jouer que lorsque la lumière de la lampe à huile vacilla, puis s'éteint tout à fait. Alors, il fixa son regard sur la lueur bleutée de la nuit enneigée qui filtrait à travers les fenêtres bouchées de papier. Il pleura en silence.