Un soleil d'argent traversa les fenêtres de papier pour faire scintiller de ses rayons les paupières d'Atori. Elles cillèrent un instant ; les minces veines qui les parcouraient se gonflèrent imperceptiblement. Puis elles s'ouvrirent, lentement. Elles ne découvrirent d'abord qu'une ligne claire dans laquelle on devinait à peine, au milieu du blanc de l'oeil, la tache colorée d'un iris. Après quelques battements fous, pour chasser le premier étonnement de la lumière du jour, les paupières s'ouvrirent tout à fait. Les beaux yeux d'or du jeune gomme se donnèrent alors au monde pour un nouveau jour. Mais il y avait longtemps, déjà, que les reflets de ces bijoux-là n'étaient plus ceux de la joie et de l'espièglerie qui les animaient jadis.
"Ah, vous êtes réveillé ! Fort bien, fort bien. Nous n'attendions plus que vous."
Les quatre autres - ses trois compagnons de voyage ainsi que le prêtre qui leur avait offert l'asile - étaient déjà levés. Chacun un épais manteau sur les épaules, qui ressemblait à une couverture plutôt qu'à un vêtement, ils étaient assis autour de la même table où, la veille, ils avaient pleuré en dégustant leur repas, le premier vrai depuis un long moment. Atori émergea de son lit, son duvet bien serré autour des épaules comme une armure contre la froideur qui tentait de l'assaillir, et prit place à son tour, complétant le cercle des convives. Ses camarades de route lui adressèrent un sourire qui ne leur était pas coutumier au petit matin. Ils semblaient avoir repris des forces, physiques et morales, avec cette simple bonne nuit de sommeil. Lui-même n'aurait su dire, encore, les effets de cette halte miraculeuse sur son esprit et son corps. Pour l'instant, il ne connaissait que la faim qui lui tiraillait les entrailles. En entendant le grognement des estomacs, le prêtre se leva d'un air réjoui :
"Mais vous avez faim ! Voilà une bonne maladie et que je peux guérir facilement. Voyons, voyons…"
Il s'affaira vers un four bas duquel émanait une douce chaleur, qui se répandait dans toute la bâtisse. Il ne tarda pas à revenir vers ses hôtes, les bras chargés d'un plateau de bois sur lequel étaient posées cinq écuelles en céramique, toutes remplies d'un gruau fumant. Le fumet de ce repas, simple au possible, suffit à faire monter la salive aux babines de chacun des voyageurs. Le prêtre sourit avec bienveillance à cette évocation de bonheur qui se lisait sur leurs visages. Il leur tendit quatre bols, assortis de ses voeux de bon appétit. Atori remarqua, pendant qu'il commençait à engouffrer sa portion sans se soucier de la brûlure qu'elle laissait dans sa gorge, que le prêtre ne mangeait pas au cinquième bol mais le posait sur l'autel de la divinité, en guise d'offrande. Il eut alors honte de sa propre gloutonnerie et s'efforça de déguster avec plus de soin et de reconnaissance ce repas qui lui était offert.
Les cuillères ne tardèrent pas à racler le fond des gamelles. Le prêtre avait eu le temps de faire ses dévotions, pour lesquelles il avait été rejoint par Ibutsu. À présent que les panses étaient pleines et les esprits rassérénés, il était temps de parler. Le prêtre s'assit à la table. Atori prit la parole le premier :
"Merci de nous avoir hébergés. Nous ne connaissons pas même votre nom et vous nous offrez des lits et de la nourriture. Nous vous sommes éternellement redevables. Je m'appelle Atori. Mes compagnons se nomment Ibutsu, Kishi et Nyougo. Nous sommes…"
Là, il s'interrompit. Que dire ? Comment présenter ce groupe hétéroclite sans révéler la nature de leur errance ? Mais il était lancé, il ne pouvait s'interrompre sans avoir l'air plus suspect.
"Nous sommes…
-Inutile de m'en dire plus, si vous ne le souhaitez pas. Vous êtes des enfants des dieux, par conséquent la porte de leur maison, de même que les bontés de leurs servants, vous sont toujours acquises. Je suis Issho, prêtre desservant de la déesse Ité qui protège nos récoltes."
Tous s'inclinèrent respectueusement devant lui. Dans cette révérence, plus longue que de coutume, ils mirent toute leur gratitude et leur respect pour cet homme apparemment tout à fait désintéressé, porté par une foi saine et bienveillante. Ce fut Kishi qui rompit le silence :
"Où sommes-nous exactement, vénérable Issho ?
-Eh bien, à Hashiba ! Une singulière question. Dois-je comprendre que vous ne savez pas où vous allez ?"
Ils gardèrent tous un silence embarrassé. À vrai dire, ils faisaient particulièrement honneur à leur titre d'errants. Ils savaient qu'ils étaient à Sanchu no Kuni, hors des frontières de l'Empire. C'était là tout ce qu'ils avaient besoin de savoir. Le nom même d'Hashiba ne leur évoquait rien, pas même à Nyougo qui était pourtant celle dont la connaissance du pays était la plus étendue parmi le groupe. Il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'ils ignorassent ce toponyme : leur déambulation les avait portés dans une région où les grandes villes n'existent pas et où seuls subsistent des bourgades dont la postérité ne connaîtra sans doute jamais rien, pas même l'ombre. Le prêtre Issho reprit :
"C'est un village fort simple et fort petit. On y vit chichement, mais avec dignité. L'été nous accueillons des foules de pèlerins qui usent leur foi et leurs semelles sur nos routes. L'hiver, la neige que vous connaissez fait que nos activités sont mises à l'arrêt. L'on n'a pas l'habitude de croiser des voyageurs en cette saison, aussi ne devez-vous pas vous offusquer du silence des villageois, hier soir. Les us dictent la vie, par ici, et les imprévus ne parviennent à dépasser ces coutumes que dans de très rares occasions."
Ils entendaient ces arguments, mais leur coeur n'était pas celui du vénérable prêtre : leur pardon ne viendrait pas si facilement. Nyougo demanda :
"Sauriez-vous nous dire à quelle distance se trouve la ville la plus proche ?
-Oh ! De ville, il n'y en a guère par ici. En été, vous pouvez rejoindre les terres plus basses, qui sont plus peuplées, en une semaine. Avec cette neige, je crains qu'il ne vous faille un bon mois, à condition que vous ne mourriez pas gelés avant."
Les quatre voyageurs échangèrent des regards. Il devenait hors de question de poursuivre leur zèle jusqu'à la prochaine cité. Le bon sens dictait donc de s'en remettre à la seule solution viable pour assurer leur survie, au moins jusqu'à la fin de l'hiver :
"Vénérable Issho, reprit Atori, y a-t-il une maison vide dans laquelle nous pourrions nous installer ici ?"
La question était posée et avec elle les intentions des marcheurs étaient dévoilées. Le prêtre les considéra tous d'un oeil attentif. Ce regard scrutateur se posa tour à tour sur leurs visages épuisés, leurs vêtements partiellement en lambeaux et leurs armes. Il les jaugeait. Manifestement, sa bonté n'était pas aveugle et serait largement compromise s'il concluait que l'accueil d'éléments étrangers dont il ne savait que peu de choses nuirait à la vie du bourg. Tous retenaient leur souffle. Finalement, il rendit sa sentence :
"Non, il n'y a pas de maison libre, je le crains."
C'était terminé.
Ils n'osaient expirer, de peur de ne jamais pouvoir inspirer à nouveau. Avec cette conclusion, tous leurs espoirs s'envolaient. Ils étaient condamnés à retourner dans la neige, sur la route, et à mourir au milieu du désert blanc. Atori sentit une larme rouler sur sa joue droite. Il ne fit rien pour l'arrêter.
"Toutefois…"
Toutefois ? Les oreilles se tendirent à nouveau, n'osant espérer.
"Un peu en bordure du village il y a une masure. Elle n'est pas grande et son état laisse à désirer, j'en ai bien peur. Mais elle a encore un toit, des murs qui tiennent et l'on peut y porter des lits et de quoi faire du feu. Ce n'est pas un palais, loin s'en faut. Mais ce peut être un refuge."
Quels mots auraient pu décrire alors le soulagement ? Nous les laisserons à l'imagination. Le vénérable Issho conduisit sa troupe vers le lieu indiqué, près des ruines. Il n'avait pas menti : il ne s'agissait pas d'un château princier. C'était une bicoque un peu biscornue, petite, mais qui ne croulait pas encore sous le poids de la neige qui accablait son toit. Ils y déménagèrent, depuis le temple, des couvertures, une torche portant un embryon de feu et des provisions de grain. Le prêtre avait assuré les voyageurs qu'il avait encore bien assez de provisions. Ils promirent de se montrer raisonnables. Ils barrèrent rapidement les fenêtres éventrées par le temps. À la fin de la journée, l'endroit était devenu tout à fait habitable.
Cela s'était fait dans une discrétion totale, que la chute constante de la neige avait favorisée. Pas un habitant du village n'avait vu les nouveaux venus. Pas un n'avait remarqué que la vieille maison abandonnée à la lisière du bourg redevenait un foyer. Cette cécité expliquerait sans doute, dans les jours suivant, que les locaux croient à l'arrivée de fantômes parmi eux. Des fantômes qui semblaient avoir un goût prononcé pour une musique dont ils n'avaient jamais entendu les notes…