Mercenaire, quelle appellation peu élégante pour un artiste itinérant tel que Yoichi, et pourtant c’était bien le statut qu’il détenait et qui lui permettait de vivre sous un toit et de manger à sa faim, alors il n’allait pas s’en plaindre. Il fallait faire avec la nécessité, et il semblait qu’il n’était pas donné à tout le monde de vivre au chaud à Homura, à partir du moment où l’on ne respectait pas les codes imposés par la société, on finissait inévitablement par être mis au ban. Ce fut le cas visiblement pour le dénommé Gin, du clan Fujiwara, un clan qui n’était pas étranger au vagabond des terres des neiges, puisque certains samouraïs de ce clan avait choisi Tetsu son pays natal comme terre d’accueil. Il pouvait donc prétendre avoir quelques notions sur leur éthos, leur mentalité de manière générale, pour les avoir côtoyé personnellement et pour avoir lu des ouvrages faisant l’apologie de leur bravoure et leur dextérité à l’épée. Il était certes un grand passionné des grands récits épiques racontant les exploits chevaleresques de ces guerriers, il souhaitait en savoir plus afin de lui-même faire partie du panthéon des auteurs ayant été témoins de leur grandeur. C’était sa chance de visiter le quartier Fujiwara aux côtés d’un membre du clan dont il ne connaissait rien pour l’instant. Il savait seulement que son partenaire de mission l’avait donné rendez-vous à l’entrée du quartier, il marcha donc en direction du pré carré de tentes militaires qui composaient le domaine des samouraïs du Feu. Sur le chemin, il se posait déjà des questions sur ce mode de vie si particulier: n’avaient-ils pas froid en vivant en dormant sous une tente? Quoique les Fujiwara de son pays vivaient également de manière austère, à s’entraîner sous un froid glacial afin de fortifier leur corps… On pouvait dès lors constater chez eux une certaine fascination pour le froid comme une manière de dépasser les limites de leur corps. Du moins, c’était sa supposition.

Habillé de manière traditionnelle, dans son kimono aux manches amples et sa capuche de fourrure abaissée, son éventail à la ceinture et ses geta aux pieds, il marchait d’un pas tranquille à travers la dernière rue qui le conduisait jusqu’à sa destination. Il repensait à la mission qu’il avait accepté au sein du village alors qu’il était déjà en mission techniquement, prendre une mission dans un village qu’il était chargé d’espionner, c’était une situation assez insolite. Mais quel mal y avait-il à travailler pour une autre faction, quand il n’était rattaché à aucune d’entre elles? Tant qu’il ne trahissait aucun des objectifs sur les missions qu’on lui donnait, il était parfaitement dans son droit, non? Et puis, ce n’était pas comme si il allait travailler pour Kumo pour toujours, il avait ses propres projets, ses propres ambitions. Retourner à son pays d’origine, explorer l’inexploré, vivre sans frontières, et partager son amour du spectacle au monde entier. Où était le plaisir quand on restait confiné entre les murs d’une cité? Où était la liberté? Il était l’électron libre, la pièce libre qui se déplaçait sur l’échiquier mondial du Yuusei, et sa neutralité était (pour l’instant) encore pleine et entière. Il observait les mouvements des uns et des autres, prêt à proposer ses services au plus offrant. Homura était réputée pour être une terre riche, avec des familles nobles. Il y avait certainement un grand intérêt pour Yoichi à y faire son nid également.

Quelques pas plus loin, il identifia une silhouette féminine, non pas que cela fut évident au départ vu que la femme qu’il aperçut portait un kimono traditionnel semblable aux autres hommes, c’était surtout sa chevelure d’argent et son regard d’émeraude qui la démarquaient nettement du reste de la gente samouraï. Sa cicatrice de guerre en disait suffisamment sur l’expérience de celle-ci au combat. A l’approche de celle qui se présenta sous le nom de Fujiwara Urumi, il répondit lui-même par un sourire de courtoisie.


— C’est bien moi. Il s’inclina légèrement et avec l’élégance qui le caractérisait dans chacun de ses mouvements. C’est un honneur de vous accompagner dans cette “quête”, Dame Izanami. Je m’appelle Minamoto Yoichi, originaire de Tetsu. Mercenaire et artiste itinérant. Étant donné que je ne suis encore qu’un étranger à ces lieux, je m’appliquerai à vous suivre et à écouter vos consignes. Il lève son bras en direction de l’intérieur du quartier Fujiwara. Après vous.

Était-il présomptueux de sa part d’imaginer que le destin avait rassemblé Yoichi et Izanami en ce jour où ils effectuaient des travaux d’intérêt général pour Homura? Probablement, mais cela ne l’empêchait pas pour autant de deviner dans les paroles de la demoiselle une certaine curiosité, voire un besoin d’émancipation. Un message subliminal quand elle lui parlait de “changer la chose un jour”, ces propos n’étaient pas tombés dans l’oreille d’un sourd. En effet, lui qui avait déjà parcouru pas mal de kilomètres pour arriver jusqu’ici, il pouvait se targuer d’être un explorateur en herbe, un artiste sans frontières, dont la seule limite était son imagination. Un libre penseur, un cheval sans attelage vivant au jour le jour et arpentant la surface de la terre, guidé par sa muse. L’avait-il enfin trouvé? Il avait pourtant pour projet de visiter encore d’autres pays, tant de destinations à découvrir, même s’il prévoyait de retourner à son pays natal avant la fin de son tour du monde afin de prendre des nouvelles de sa famille. Il réfléchit l’espace de quelques secondes à la question de la guerrière, lui révélant que sa mère lui avait raconté des choses sur le pays de Tetsu. Un pays qui était généralement dépeint comme une terre merveilleuse, idyllique presque, offrant un cadre idéal pour les épanchements du cœur. C’était aussi le lieu qu’avaient choisi les Fujiwara pour y établir leur propre colonie, possiblement inspirés par les récits des poètes de leur époque, décrivant la beauté des paysages de Tetsu. Toutefois, la réalité était tout autre et Yoichi savait que si son interlocutrice comptait un jour visiter ce pays, elle allait le découvrir par elle-même de toute façon, alors autant qu’elle soit au courant tout de suite pour affermir sa propre conviction d’y voyager un jour, ou au contraire la convaincre de ne jamais y mettre les pieds. En tant qu’enfant des terres de neige, son expérience de Tetsu était beaucoup plus nuancée et remplie de souvenirs vivaces, dont certains étaient agréables, d’autres moins. Il tenta donc de trouver les mots pour décrire de manière juste et en évitant de trop faire dans le lyrisme, afin de lui partager un tableau le plus réaliste possible.

— Tetsu, c’est un pays où le temps semble s’arrêter, tout semble avancer au ralenti. Vos pas luttent dans la neige qui monte jusqu’aux genous, les plantes sont gelées, l’eau se fige complètement, les ours hibernent, les gens se réfugient chez eux. C’est à la fois un pays magnifiquement pittoresque, même moi qui y ai vécu toute ma vie, je ne peux m’empêcher de contempler la beauté de la neige qui recouvre tout ce qu’elle touche jusqu’à l’envelopper dans son manteau blanc. Imaginez aussi les histoires près du feu, ce sont les meilleurs moments. Où tout le monde se retrouve à l’abri, profite d’un repas chaud et convivial, ponctué de moults divertissements, on chante, on mange et on danse. La vie bat son plein. Il marqua une pause, laissant comprendre à son interlocutrice que sa description ne s’arrêtait pas là. Son ton jusque là plutôt enthousiaste était devenu plus grave, plus sérieux. Comme s’il revivait certains souvenirs difficiles. Il y a aussi l’envers de la médaille. Voyez-vous, les conditions naturelles nous empêchent de faire pousser quoi que ce soit sur ces terres gelées, nous obligeant à vivre de la chasse et de la pêche, et encore… Nos ressources sont de plus en plus limitées. Chaque hiver est plus rude que le précédent. La famine entraîne le désespoir, et le désespoir mène à des actions extrêmes. C’est une des raisons pour lesquelles Tetsu est entrée en guerre contre Oto, pour leur piller des ressources après que ceux-ci aient refusé d’accorder une aide humanitaire. Il étouffa un soupir, laissant la femme digérer les informations ou peut-être pour s’accorder lui-même un répit avant de reprendre son récit plus tard.

Le visage fermé, il se disait qu’il avait peut-être dégoûté la femme pour de bon. Il retrouva peu à peu son expression naturelle, à mesure qu’ils arrivaient à destination. Regardant les alentours, des tentes à perte de vue, il suivait la Fujiwara jusqu’à celle qui les intéressait et qui faisait l’objet de leur mission. Un abri de fortune qui ne se distinguait guère vraiment du reste, et qui, de la même manière que le reste des habitations du quartier, révélait des conditions particulièrement modestes pour un clan aussi prestigieux. Il n’était pas étranger au mode de vie humble, pour ne pas dire austère des samouraïs, puisque ceux-ci vivaient aussi à Tetsu. Il se contenta de suivre la consigne de sa partenaire de mission, ramassant ici et là des effets personnels qu’il avait abandonné à même le sol. Il commença par enrouler le lit de bambou, se demandant si c’était confortable de dormir sur une surface aussi rugueuse, il enchaîna ensuite avec les effets personnels du dernier résident, des babioles en tous genres qui rappelaient que cette tente avait naguère appartenu à quelqu’un. Une tâche fastidieuse plus facile à digérer quand on faisait la conversation.

— Homura? Oui j’ai pu visiter un peu la ville, c’est tout à fait charmant, et les gens semblent vivre en sécurité derrière les murs. Après tout, le pays est connu pour sa prospérité, la richesse de son territoire. Ironiquement, aux antipodes du pays du Tetsu. Je ne suis que de passage ici, mais je reviendrai peut-être pour m’y installer plus longtemps. J’ai pour projet de former une troupe de théâtre et faire une tournée dans le monde, donner le sourire aux gens. Mais surtout… Gagner de l’argent pour que ma famille puisse vivre confortablement.

Il s’arrêta dans son monologue pour ne pas occuper la parole trop longtemps et lasser l’Homurajine avec sa vie personnelle, en essayant d’en savoir plus sur elle.

— Et vous? Avez-vous de la famille? Des projets? Désolé si cela peut paraître intrusif, on vient de se rencontrer, vous n'êtes pas obligée de répondre.

Malgré l’exposé tout en nuance de sa contrée natale où il n’épargnait aucun détail sur les difficultés que les gens rencontraient là-bas, l’argentée ne se montrait guère intimidée par l’ardeur des conditions et la pauvreté des infrastructures, bien au contraire. Cela l’avait galvanisé à l’idée d’y voyager un jour, et de se faire sa propre idée. Une partie de son clan y avait migré suite à la chute de l’Empire, alors c’était probablement un moyen pour elle de découvrir une branche des Fujiwara qui avait peut-être d’autres manières d’interpréter le code, des coutumes bien à eux, et enfin, un style de maniement de sabre bien particulier. La femme avait beau s’enquérir auprès du Tetsujin pour chercher à en connaître davantage sur les samouraïs des terres enneigées, Yoichi n’avait jamais eu de contact significatif avec ces épéistes de renommée internationale, pas ceux de Tetsu en tous cas. Néanmoins, il tâche de lui partager toutes les informations qu’il avait à leur sujet, si cela pouvait l’aider à se faire une idée même vague de ce à quoi elle pouvait s’attendre une fois sur les lieux.

— Vos confrères de Tetsu ne sont pas du genre à s’ouvrir à la population locale, au contraire ils sont plutôt du genre à s’isoler afin de se concentrer sur leur discipline. Mais je n’ai pas de doute qu’ils vous accueilleront parmi eux si vous vous présentiez sur leur domaine. J’ai combattu aux côtés de certains d’entre eux puisque j’ai participé à la guerre contre Oto, donc effectivement, je sais me défendre dans une certaine mesure, me rendre utile en tous cas. Il marqua une pause pour trouver les mots. Je n’étais pas en faveur de la guerre, mais comme je vous disais, le désespoir vous fait faire des choses terribles et vous réalisez le nombre de familles mourant de faim et de froid. Je n’avais pas le choix. Ma mère était souffrante et j’avais besoin de médicaments pour la sauver. Finalement, il était trop tard.

Une histoire qui donnait d’autant plus de sens à la quête personnelle de Yoichi.

— La guerre et la misère, je ne souhaite à personne de vivre ces choses, c’est pourquoi c’est d’autant plus important pour moi d’offrir un divertissement aux gens, pour leur faire oublier les difficultés du quotidien, tourner la réalité en dérision et vivre sans peur du lendemain.

Une transition parfaite pour parler de son projet de théâtre dans le monde.

— Ma troupe de théâtre est encore à ses débuts, elle comprend un ami d’enfance et une fille que j’ai recrutée lors de mes voyages. Pour cela, nous aurons besoin d’un mécène pour financer les spectacles. Peut-être trouverais-je un donateur à Homura, étant donné qu’il s’y trouve des familles nobles et riches? Savez-vous si le théâtre est apprécié ici?

Le démontage de la tente se poursuivait sans accroc, ce n’était pas comme s’il était difficile pour un ninja de faire le ménage, quoiqu’il pouvait imaginer que cela pouvait représenter un frein pour les âmes les plus paresseuses. Il s’occupa de retirer les piquets de tente un à un, en faisant attention de ne pas endommager le matériel. Il les déposa dans un coin avec ceux qu’avait récupéré Izanami. Celle-ci se confia à Yoichi sur le fait qu’elle souhaitait à terme devenir la meilleure samouraï du monde, et vaincre les yokais les plus dangereux. Parmi ceux-ci, elle avait d’ailleurs déjà rencontré un dragon, de quoi susciter la curiosité du lettré, amateur de grands exploits et d’épopées grandiloquentes, on pouvait voir une lueur s’intensifier dans ses pupilles dans lesquelles se reflétait la vision de la majestueuse créature cracheuse de lave. Ainsi les dragons existaient vraiment? Même si ce n’était pas la première fois qu’il entendait ce genre de rumeur, il s’agissait en général de on dit où il était impossible de remonter à la source de la personne qui avait fait la rencontre de ce terrible prédateur.

— Incroyable! Le ton de Yoichi était rempli d’excitation, de soif d’aventure. Est-il vrai que leurs écailles sont impénétrables? Que leurs griffes sont capables de déchirer l’acier avec une facilité déconcertante? Que leurs flammes peuvent faire tomber des montagnes? Avez-vous réussi à localiser sa tanière, si tant est qu’elle existe? Les questions s’enchaînaient en rafale, jusqu’à ce qu’il réalise qu’il avait perdu le contrôle de lui-même. Il râcla la gorge pour se donner une contenance et reprendre son calme. Le plus impressionnant, c’est que vous ayez survécu à cette rencontre. Vous n'êtes pas aussi faible que vous le pensez, c’est déjà une grande force de votre part de reconnaître que vous n’aviez pas encore le niveau pour vous mesurer à lui. Je connais des aventuriers en quête de gloire qui n’auraient pas eu la même perspicacité. Je ne doute pas que la prochaine fois que vous croiserez la bête, vous lui réglerez son compte. Ce serait un plaisir pour moi de me tenir à vos côtés pour conter vos exploits. L’histoire retiendra votre nom, si un poète est là pour être témoin de votre affrontement. Il termina sur un sourire ironique. Bien sûr, je ne me contenterais pas d’observer, je sais aussi me battre quand la situation l’impose.

Pendu aux lèvres de la spadassine, Yoichi ne manquait aucune miette de la narration et des envolées lyriques, les descriptions détaillées et vivaces de la rencontre avec la créature mythologique qu’il ne pensait exister que dans son imaginaire. Il retrouvait son âme d’enfance, il revoyait sa mère lui raconter ses histoires avant de dormir, ses petits contes qu’on lui lisait afin de lui donner matière à penser et à satisfaire son désir de s’évader vers des contrées ô combien infinies. Les pupilles céruléennes de l’enfant des terres de neige brillaient de mille feux, on y voyait se refléter les créatures qui ne vivaient jusqu’alors que dans son esprit, dans ses histoires, dans le folklore et le fictif. Tout son monde se trouvait bouleversé par cette découverte mystique, ce renversement du paradigme humain, la réalisation qu’hormis les dragons, il existait potentiellement d’autres créatures mythologiques partageant avec eux la réalité de ce monde. Les dieux, quel que fût notre croyance, étaient-ils seulement l’objet de notre conscience et de notre projection métaphysique, ou bien des êtres surpuissants qui cachaient leur présence pour mieux régner en maître sur les hommes? Tout devenait plus clair, et en même temps, l’esprit de Yoichi se trouvait happé dans un gouffre sans fin de questions. Cette révolution copernicienne avait de quoi faire trembler les strates scientifiques de la société telle que nous le connaissions, ce qui menait le curieux intellectuel à se demander si des personnes autres que la belle argentée étaient au courant de cette information.

— C’est une découverte extraordinaire que vous avez faite, vous devez être l’une des rares personnes à avoir connaissance de cette information, pour être un des seuls élus à avoir survécu à une telle rencontre. C’est déjà un exploit en soit, même si je comprends la frustration de ne pas avoir pu vous y confronter. Mais la prochaine fois… Il posa son poing contre son torse bombé. Vous pourrez compter sur moi pour être témoin de votre exploit et raconter vos faits d’armes dans le monde entier. Réalisant qu’il s’avançait peut être trop loin dans ses spéculations, la faute à son âme d’artiste désireux de dépeindre une épopée et immortaliser ce qui était potentiellement une des plus grandes histoires de héros que le Yuusei ait connu. Impossible de passer une telle opportunité. Désolé, je m’égare! Vous n’imaginez à quel point cela me fait plaisir de pouvoir vous accompagner dans une quête aussi épique, même si celle-ci ne se concrétisera que le moment venu.

Dans un tel contexte, prudence était mère de sûreté. La chevalière avait tout le temps d’aiguiser sa lame en même temps que ses techniques pour prétendre à un tel challenge, et lui avait tout le temps également pour réfléchir à son propre niveau et avec les ressources qui lui étaient données pour lui prêter assistance dans sa quête. En alliant les capacités martiales de la Fujiwara et son ingéniosité technologique, qui sait ce qu’ils allaient être capables de produire? Évidemment, rien ne disait que tout allait se passer comme prévu, aussi fallait-il échafauder un plan dans ses moindres détails. Il leur fallait également des paires de bras en plus, des aventuriers suffisamment courageux pour se confronter à une bête aussi vorace, et dont ils ne savaient pas grand-chose finalement, si ce n’est qu’il était gargantuesque et capable d’endurer une explosion de lave. Il fallait s’attendre à un certain degré d’intelligence, un facteur qui pouvait faire pencher la balance en leur défaveur.

— Votre observation est importante — plus encore que le fait que le dragon puisse cracher de la lave ou puisse encaisser une explosion, et je pense que votre hypothèse n’est pas si fantaisiste que vous le pensez. On venait de lui apprendre que les dragons existaient, les limites de ce qui relevait du possible ou de l’impossible étaient devenues bien plus poreuses. Aucune théorie n’était à écarter. Il faut donc prendre en considération le fait que cet adversaire puisse s’adapter, auquel cas il nous faudra des “plans de secours” si jamais le plan initial ne va pas dans la bonne direction.

Rarement voyait-on cette facette plus sérieuse et moins “détachée” de Yoichi, habituellement libre penseur et abondant de quolibets dramatiques. Il était aussi un grand amateur de stratégie, employant son intellect non pas au divertissement de la gente populaire mais aussi à la fabrication de merveilles technologiques, et à la réification de ses élucubrations tactiques. Un artiste libre penseur en même temps qu’un stratège en devenir, telles étaient les composantes de sa personnalité truculente. Il revint sur l’observation de la Fujiwara sur la fameuse présence que le dragon avait ressenti avant de quitter les lieux.

— Vous pensez que le dragon s’est enfui car il avait peur? Peur de cette autre présence qu’il a détecté? C’était une possibilité qu’ils ne pouvaient exclure, un monstre encore plus fort que cette créature qui était déjà un ennemi quasi-impossible à terrasser. Comme si ce n’était pas déjà suffisant! Le danger était d’autant plus grand, mais d’autant plus palpitant aussi. J’approuve votre idée de garder un trophée en souvenir, c’est la marque des grands héros! Et cela prouvera à tout le monde l’ampleur de votre exploit, car les mots restent des mots et tout le monde ne sera pas prompt à vous croire sur parole. Alors qu’avec un trophée, vous gagnerez leur respect, voire un titre qui restera dans les annales de l’histoire pour les générations à venir.

Au milieu de son discours inspirant, il réalisa qu’ils avaient quasiment terminé. Économisant le reste de sa salive pour effectuer les dernières tâches ménagères requises pour la mission, il ramassa le reste des babioles soigneusement avant de les emballer dans un grand tissu et les emporter en dehors de la tente, étant donné qu’il ne restait plus qu’à l’enrouler.

La mission avançait bon train, et leur conversation par la même occasion, leur avait permis de mieux faire connaissance et se découvrir un intérêt commun pour l’aventure. Et quelle aventure en effet, puisqu’il s’agissait là de terrasser un dragon! Un fait d’armes que la guerrière argentée se réservait le moment venu, tandis qu’il espérait se trouver aux premières loges de cette confrontation. Et bien sûr, il ne comptait pas rester oisif mais apporter son aide dans la mesure du possible, ce qui supposait qu’il devienne également plus fort et ne soit pas un fardeau pour elle. Au-delà du soutien moral, il n’était pas sans reste quand il s’agissait de l’art de la guerre, pour avoir participé à la guerre contre Oto en rejoignant les forces de Tetsu, et pour avoir lu de nombreux ouvrages de stratégie militaire, il avait des notions qui pouvaient se révéler utiles en combat. L’un des grands principes de la stratégie consistait à connaître son ennemi, or des informations sur le dragon, ils en manquaient encore cruellement, mais juste assez pour formuler un squelette de plan. Retourner sur les lieux sans être préparé à se confronter à la créature était trop dangereux, les éclaireurs ne s’en sortiraient probablement pas vivants. Pour le moment, il fallait compter sur l’intuition de la chasseuse, elle qui était directement en présence de la créature. Son témoignage était une source précieuse, et peut-être qu’elle allait se souvenir de détails entre-temps, à la lumière d’autres informations? Il fallait espérer que ce fut le cas. Lorsque Izanami lui posa la question sur ses compétences martiales, il leva le sourcil.

— Disons que j’en sais assez pour me défendre en cas de déconvenue, malgré mes allures de saltimbanque. Il termina sur un sourire taquin, bien conscient que cette réponse n’allait pas satisfaire la jeune femme. Mais ce serait un plaisir de vous montrer si l’occasion se présente.

Il ne doutait pas qu’ils allaient avoir l’occasion bien assez tôt.

— Si j’ai prévu quelque chose? Je dois quitter Homura dans quelques jours, après quoi je prévois de retourner à Tetsu. Il marqua un temps de réflexion, comme si une idée venait d’émerger dans son esprit. Et si vous m’accompagniez pour ce voyage?

Pourquoi pas après tout, vu qu’elle avait exprimé son intérêt de visiter le pays, elle avait l’occasion de le faire en l’accompagnant là-bas.

— Par contre, il faut penser à bien vous couvrir, les températures sont bien en-dessous de zéro. Quoiqu’en y réfléchissant, je m’adresse à un samouraï, vous avez une résistance physique qui dépasse les normes, donc je me garderai bien d’insister sur la nécessité de se préparer à la brutalité du froid.

Lui qui était faiblement constitué, il était d’autant plus sensible à ce genre de climat, le forçant à rester enfermé des jours durant dans sa chambre, au plus près de la chaleur du foyer, ce qui ne l’empêchait pas de sortir de temps à autre pour apporter son aide à la servante de maison pour chercher du bois ou du charbon.

— Nous n’avons pas des tentes comme celle-ci, mais des maisons de bois qui tiennent chauds!

C’était certainement plus confortable de son point de vue subjectif, mais peut-être les Fujiwara préféraient-ils quand même se tenir à leurs tentes par égard à leur tradition, même dans les conditions les plus périlleuses. C’était une preuve de leur résilience et de leur capacité unique à endurer toutes les épreuves physiques.

— J’attendrai que vous me donniez votre réponse. Vous avez tout le temps de réfléchir avant que je ne quitte le village.

Sur ces entrefaites, leur mission s’acheva. Il s’inclina respectueusement face à la guerrière avant de prendre congé…La laissant méditer sur sa proposition jusqu’à leur prochaine rencontre.