Le tapage incessant des cuissardes dans le sol matelassé de neige, le cliquetis des pièces d’armures et les bavardages résonnant dans les alentours de la plaine nivéenne s’élevaient comme autant de réminiscences d’un passé qu’il envisagea naguère comme sa condition inconditionnelle, offrant ses services dans la soldatesque tetsujine, il était de ceux qui disparurent dans les méandres du registre obituaire des hommes tombés au combat. Fantôme du passé, il émergeait sur les traces de ceux qui l’avaient précédé jadis, ses camarades qui sacrifièrent leur vie en honneur d’une cause fantoche, alors que les raisons profondes de l’invasion étaient restées obscures et servaient moins les besoins d’un peuple famélique que les désidératas des politiciens et autres sycophantes aveuglés par leur soif de conquête. Marchant d’un pas lourd, silencieux tout le long du voyage, il se rappelait des moments d’échange avec le groupuscule dont il faisait partie, des frères d’armes qui surent lui apporter une certaine forme de sérénité au milieu des tribulations qui les attendaient à l’horizon. S’il n’était pas enclin à se livrer sur le fait qu’il avait abandonné les lignes pour se lancer dans son périple dans le monde, c’était qu’il nourrissait au fond de lui une amertume qu’aucune récompense ne savait apaiser durablement. Quoique la compagnie de la Fujiwara lui apportait une certaine forme de candeur, pour avoir été témoin de ses compétences de visu, le clan dont elle faisait partie était activement impliquée dans ce conflit qui s’enlisait depuis des années.

Quatre ans après, rien n’avait changé.

Tandis qu’il flânait sur les pistes qu’il côtoya jadis parmi la piétaille, il reconnaissait certains repères visuels qui lui évoquèrent les visages de ses compagnons dont les voix s’étranglaient dans un râle agonisant et plaintif. Criant son nom, l’appelant à les secourir de leur supplice tantalien. Les corps gisants de ces derniers formaient une longue ornière pandémoniaque vers les tréfonds, les visages tuméfiés et complètement exsangues, la peau déliquescente et les orbites évidés de toute lueur vitale, leurs bras tendues vers lui comme l’attirer vers les profondeurs, Yoichi se figea tandis que le reste des soldats le regardaient l’air hébété, le prenant pour un homme tourmenté par des hallucinations, ce qui n’était pas si éloigné de la réalité. Plus il se rapprochait du courroux de la bataille, plus il s’accordait à croire qu’il n’aurait pas dû choisir de suivre la compagnie de Seira, qui les menait tout droit vers les lignes ennemies. La marche fut rude et plus éprouvante pour le joueur de lyre, n’ayant plus l’habitude de se déplacer à un tel rythme. Sa pitoyable constitution faisait de lui un piètre candidat pour poursuivre une carrière de soldat, au point que certains le regardaient avec une forme d’apitoiement, voire du dédain.

Loin de la scène et du confort du foyer, il se maudissait d’avoir un corps aussi fragile, et pourtant, il parvenait à mieux supporter le froid que sa comparse du Feu, du fait de son accoutumance au climat local. Cela n’empêcha pas de voir ruisseler sur sa tempe des gouttes témoignant de sa fatigue, et l’attrition de ses muscles d’implorer quelques instants de récupération. Il tomba genou à terre, puis se releva péniblement, marchant lentement derrière le reste de la cohorte qui ne semblait pas faire attention à lui ou à lui porter quelconque forme d’assistance. Au milieu de cette longue traversée du désert glacé, Yoichi s’adressa à son compagnon de voyage, profitant de ces derniers instants de calme pour lui poser une question qui lui trottait dans la tête depuis un certain temps:  

— Tu ne regrettes pas de m’avoir suivi jusqu’ici? Il est toujours possible de reculer, tu sais.

Sa question était en réalité rhétorique, car en son for intérieur il devinait déjà sa réponse. Son sourire était malicieux et cryptique comme toujours, un masque dissimulant une crainte de la voir connaître le même sort que ses anciens camarades, quoiqu’elle avait su lui prouver sa valeur en tant que guerrière.

Spoiler:

informations:

Quand ses semelles mordirent les terres arides et poussiéreuses du Son, il découvrit à l’horizon une marée de décrépitude et de désolation, les échos lointains de la guerre venaient siffler à ses tympans les souffrances lancinantes de ses martyrs piégés dans les rouages de la guerre. Il explorait du regard la grande étendue inhospitalière, remplie d’arbustes et autres ruines ravagées par la houle des combats qui s’y déroulèrent, derniers reliquats de civilisation ayant laissé place à l’inextinguible soif guerrière. Il demeurait au milieu du cortège des soldats qui marchèrent à ses côtés, abandonnant le froid glacial des terres natales pour pérégriner dans les landes hostiles, terre d’opportunité alors que les ressources y étaient visiblement aussi maigres que dans le pays du Fer…

De quoi réveiller l’absurde sentiment de replonger dans les méandres du cycle sanguinaire, verser le sang pour des raisons qui lui échappaient encore trop pour ressusciter en lui un sentiment patriotique ou ne serait-ce que l’émoi de lutter pour une juste cause. Tragique théâtre des hommes, inéluctable condition. S’était-il laissé emporter une nouvelle fois, tel un hagard sinistré à la recherche d’un foyer? Malgré les objurgations tiraillant son âme esseulée, le mercenaire se redécouvrait la passion d’un soldat exalté, la seule explication possible au fait qu’il acceptait d’escorter la compagnie de la Griffe des Fujiwara. Ou était-ce la recherche inavouée de la vindicte, conclure un chapitre inachevé qu’il avait commencé à écrire, et qu’il avait laissé en suspens quand il déserta les rangs de l’armée?

Si leur destination était d’ores et déjà indubitablement déterminée, le chemin qu’ils devaient emprunter en revanche, lui n’avait pas le même caractère de certitude et ils durent réfléchir aux options qui s’offraient à eux, quoique les opinions de l’argentée et du flamboyant convergèrent naturellement vers une seule préférence, à la mesure de leur volonté commune de se rapprocher le plus tôt possible des lieux du combat. Car le temps n’était guère en leur faveur, et ils s’accordèrent à penser qu’ils n’avaient pas non plus le loisir d’emprunter des détours, à moins que ces détours leur offrent un avantage décisif dans la bataille à venir, diviser leurs forces n’était pas envisageable pour l’instant.

— C’est mon avis également, plus tôt nous arriverons sur le champ de bataille, plus tôt nous pourrons prêter main forte aux forces de Tetsu. Avons-nous une idée précise du rapport de force ou de la situation?

Telle une bouteille lancée à la mer, il lança une question à celle qui dirigeait la vadrouille de cent guerriers, se demandant si une troupe aussi réduite avait réellement le pouvoir d’influer sur le cours d’une guerre d’une telle envergure. Suite à quoi il libéra un rouleau de sa ceinture, lequel lui permit d'invoquer à ses côtés un pantin de la forme d'un oiseau qui lui fit s'élever dans les airs, soulevant la poussière derrière lui. Une fois à hauteur suffisante dans le ciel, il fraya l'itinéraire au loin en essayant de capturer certains éléments du paysage qui valaient la peine d'être mentionnés au reste du groupe, sans pour autant s'éloigner de celui-ci.

Spoiler:

L’incertitude était une insolente marâtre, mère des pires décisions et des conséquences qui en découlaient. L’ignorance et la bêtise faisaient partie de ses engeances les plus communes, descendantes d’une illustre lignée de catastrophes trouvant leur racine dans l’incapacité fondamentale de l’individu d’envisager la situation sous un oeil rationnel quand il se trouvait finalement confronté à l’insolite et au danger de voir sa vie ôtée par les circonstances dans lesquelles il se trouvait. Quand la mort se présentait à notre porte, souvent les murs de notre rationalité tendaient à se déliter, voire s’ébranler sous le tumulte irascible de la violente et implacable réalité qui se déchaînait comme une nébulosité indéchiffrable de problèmes sans réponse, de craintes ranimées, d’espoirs vainement poursuivis et de désirs ardemment exploités. Le cycle perpétuel des inclinations contraires de l’âme humaine, d’une simplicité superficielle quand ramenée à la peur de la mort, mais d’une complexité sybilline quand on appréciait ses actes à l’aune de l’histoire. L’histoire n’était jamais qu’un récit, une interprétation de la réalité par un observateur étranger. Longtemps le candide s’était-il imaginé que dans les grandes épopées les héros étaient immunisés au sentiment de la fatalité, que le sort les préservait d’une fin tragique et qu’ils étaient comme portés par la certitude de la victoire… Ces grands personnages n’étaient pas mortels ni divins, ils étaient le pur fruit d’un imaginaire adulé par des personnes qui n’avaient jamais connu le désespoir de voir la terre rongée par le carmin suintant des chairs des corps jonchant la neige naguère d’une beauté virginale picturesque, souillée par les félons de la discorde universelle. Ainsi, les martyrs poursuivaient leur descente dans le domaine des châtiments éternels. Comment faisaient ces braves apôtres pour conquérir leurs peurs, surmonter les écueils quand le monde les mettait à l’épreuve? Son interrogation résonnait comme un écho lointain tandis qu’il considérait les secondes d’une imminente tragédie. A la première vue de l’armée d’en face, l’éphèbe au crin flamboyant déposa promptement son pantin volant au sol, et se rapprocha de la cheffe de guerre avec Izanami.

— C’est peut-être un peu tard pour vous demander mais… Vous avez des techniques pour vous défendre de techniques ninja et des flèches? Dit-il sur un ton sarcastique à l’officier, même si intérieurement, son cœur palpitait plus rapidement, au rythme des tambours de guerre.

En effet, comme une réponse à leur volonté extériorisée de rejoindre le tumulte du conflit, ils virent leurs voeux exaucés quand ils entendirent la voix d’une silhouette au loin, déclarant ses intentions hostiles à l’égard de l’armée à laquelle il s’était mêlé dans le cadre de leurs intérêts partagés. Quoiqu’il ignorait tout de la force de ses alliés comme de ses ennemis jusqu’à présent — il était d’autant plus difficile pour lui d’évaluer ses chances de succès et son implication dans les événements à venir, il avait accepté non sans amertume ce devoir envers sa patrie. A l’horizon, le mouvement de la foule annonçait un assaut imminent, leur laissant à peine le temps pour former les rangs.

— A ce stade, je n’ai pas l’impression que le dialogue soit une option. Qu’ils soient ennemis ou alliés, ils sont visiblement pris de panique et je doute qu’ils daigneront nous écouter. Si on tente de les persuader, ils verront cela comme une tentative pour les piéger et les prendre de vitesse. Son regard scrutait l’horizon, avant de s’arrêter sur la silhouette en hauteur sur le pilier de terre, il s’agissait du chef ou simplement d’un éclaireur, impossible de l’identifier à cette distance. Il opina de la tête vers la Fujiwara comme pour confirmer son observation à l’instant. Si vous nous faites confiance, nous éviterons une perte tragique pour nos rangs. Je resterai ici pour créer une diversion et défendre nos positions, et mon compagnon ici présent… Il se tourne vers Izanami… sera l’élément décisif de cette prochaine manœuvre.

Plus les secondes s’égrenaient, et plus la réflexion de Yoichi se faisait fluide et articulée, comme si l’instinct le guidait plutôt que la raison, alors que ses paroles étaient tout sauf dénuées de discernement. Des schémas de pensée défilaient dans son esprit, des scénarii qui portaient chacun leur lot de dénouements, tantôt tragiques, tantôt heureux, il se retrouvait comme dans la conception d’une œuvre dramaturgique.

— Ma chère, puis-je compter sur toi pour faire office de “messager” et cibler le chef de leur armée? Je te lancerai depuis les airs avec mon oiseau mécanique, le reste, je te laisse improviser. Il plongea son regard dans celui de sa camarade, sans son ton ironique cette fois, montrant qu’il était on ne peut plus sérieux. Il savait aussi que leur temps était compté, et qu’ils n’avaient pas le luxe d’élaborer un autre plan. En arrière-plan, le brouhaha des soldats en formation et le grondement du sol gagnaient en intensité. Nous avons seulement besoin de savoir sous quelle bannière ils se battent, s’il s’agit d’un allié, alors ils finiront par t’écouter car tu seras à portée de leur chef et tu porteras cet insigne. Le bras tendu vers Izanami, il ouvrit la main et révéla un bandeau de sa sacoche, le symbole qui s’y trouvait était une réminiscence de son passé de soldat au sein de l’armée de Tetsu, il avait évidemment pris soin de le faire à l’abri du regard de l’officier Fujiwara Seira qui se doutait qu’il était un déserteur, seulement il ne souhaitait pas confirmer ses soupçons. S'ils ont le même, alors tu sauras qu'ils sont de notre côté. En revanche, s’il s’agit d’un ennemi, alors tu sauras faire ce que tu sais faire le mieux. Il termina sur un clin d’œil avant de se diriger vers la première ligne.

A l’aube d’un ciel noirci par les flèches cinglantes, l’artiste se prépara à composer une dernière ballade tandis qu’il indiqua aux troupes juste derrière lui de préparer des fumigènes et de les lancer au milieu de l’espace avec l’armée à l’opposé de leur position. Bien sûr, ils n’avaient aucune raison de l’écouter et ils pouvaient très bien tourner les talons ou choisir de charger sans réfléchir, si tant est qu’ils en avaient la résolution. Mais s’ils devaient choisir entre une possible victoire sans essuyer de pertes et une victoire coûteuse en vies humaines, Yoichi avait le sentiment que même dans la détresse, certaines seraient inspirées de suivre la lueur d’espoir perçant les ténèbres de l’incertitude. Sans entrer dans le no man’s land, et positionné en première ligne devant les soldats, l’esthète retira la ficelle d’un rouleau pour en libérer une grande harpe plantée dans le sol, il fit vibrer les cordes de son instrument ainsi que celles de sa voix retentissant jusqu’aux oreilles de son audience tant ennemie que alliée, tâchant de captiver leur attention par son chant envoûtant digne de Morphée, comptant sur l’absurdité de son acte pour troubler les esprits des personnes en face:

HARPE DU RHAPSODE

OBJET COMMUN

Un koto à treize cordes relativement long et disposé à l'horizontale. Instrument traditionnel d'accompagnement par excellence, on l'entend le plus souvent dans le cadre du gagaku pour divertir les nobles de la cour.

Dans l'éther du silence, les cris se perdent,
La guerre, cette sombre plaie, s'étend et investit.
Dans le tumulte des armes, l'humanité gémit,
Sous le poids des conflits, les âmes s'effondrent, tristes.

Que la guerre devienne un sombre souvenir,
Que les générations futures puissent sourire,
Dans un monde où règne enfin l'harmonie,
Où la paix est le seul chant, la seule symphonie.

Lorsque son dernier vers finit de s’élever vers l’empyrée, l’apologue des arts envoya une bombe fumigène dans le no man’s land, en comptant aussi sur ses alliés pour en faire de même, il se mit ensuite à composer des mudrâs et frappa le sceau d’un de ses rouleaux.

第三幕 Troisième Acte: Kōngchéng jì, Piège de la ville vide — B

Ninjutsu Spécial — Fuînjutsu

Technique d'invocation de marionnette grâce à un sceau que libère Yoichi. Inspiré du stratagème d'un grand militaire de son époque, Yoichi invoque à ses côtés une armée d'une centaine de pantins de bois qui sont en réalité des mannequins de bois que Yoichi ne peut pas contrôler et qui restent plantés au sol comme des épouvantails, le but de la technique étant avant tout d'intimider son ou ses adversaires grâce à la force du nombre. Au moment où ils sont invoqués, les pantins de bois peuvent prendre une apparence simili-humaine et faire croire à partir d'une certaine distance qu'il s'agit de soldats ou de ninjas par exemple. Une technique qui demande une quantité importante de chakra non pas tant en raison de sa puissance que par le nombre de pantins invoqués.

UTILITAIREPUISSANCE DE RANG B

Ce qui suivit était de l’ordre du surréaliste puisqu’on aurait dit qu’il venait de faire apparaître une armée, au regard de la centaine de silhouettes postées au milieu des deux forces en présence, sauf qu’il ne s’agissait pas là d’êtres humains mais de mannequins de bois, des simples leurres destinées à devenir la cible des assauts. Impossible de voir la différence à cette distance, encore moins avec toute cette fumée. L’idée était de diriger tous les regards vers le sol tandis que l’oiseau mécanique de Yoichi transportait Izanami depuis les airs afin de la rapprocher de la position de leur commandant, en utilisant le fumigène comme une couverture tant pour le pantin volant que pour l’armée de pantins au sol. Justement, Nakidori traça un sillon à travers les nuages tel un aérolithe fendant le ciel, contrôlé par les doigts habiles de Yoichi pour arpenter la voie des airs et déposer la guerrière de l’autre côté du no man’s land où elle apercevrait sans doute la silhouette de l’homme perché sur le pilier de terre et le reste de sa cohorte. Tout reposait désormais sur les épaules de la samouraï.

Spoiler:

L’agitation s’empara des esprits, quand la roue du destin se mit en branle et que la soldatesque tetsujine derrière le troubadour se mit à perdre confiance, affolés de constater que le ciel cendré par les fumigènes fourmillant la plaine séparant les deux armées leur permettait certes de masquer leurs propres intentions, mais également celles d’un ennemi dont ils ne connaissaient rien. Le stratège mercenaire n’avait-il guère escompté un tel retournement ? Ou avait-il anticipé ce sacrifice nécessaire au nom du bien général ? Il n’y avait pas de question plus retorse, moins nébuleuse qui fût posée à ce moment fatidique. Le brouillard de guerre était à la fois un problème pour les alliés que pour les ennemis, en son for intérieur, il comptait sur sa sœur d’armes pour accomplir la tâche qui lui fut confiée et qu’elle seule avait le pouvoir de mener à bien. Plongé dans ce gouffre d’incertitude et de confusion, le jeune clairvoyant se tenait encore en première ligne aux côtés du bataillon, comptant sur les hommes de bois pour appâter l’ire des archers adverses, force fut de constater que cela ne les empêcha pas de passer à l’offensive. Une pluie cinglante vint se déverser sur les silhouettes statiques, les projectiles tambourinant le sol comme une grêle incessante et inexorable, jusqu’à recouvrir entièrement le sol. Mais il était trop tôt pour se satisfaire de ce résultat. Aussi fourbe que discrète, une pointe de métal vint se glisser sur la joue naguère immaculée de l’éphèbe à la crinière flamboyante, laissant perler quelques gouttes de son sang. Son index vint caresser sa joue éraflée, levant son regard d’ambre il sentit son corps trembler de manière instinctive face au danger.

Une flèche ? Il comprit que sa manœuvre avait échoué, du moins en partie puisque les projectiles ne se focalisèrent pas sur la position des silhouettes statiques qu’il avait invoqués, mais que lui et le reste de la cohorte seraient également la cible de la volée.

— RESSERREZ LES RANGS ! LEVEZ LES BOUCLIERS !

Sa voix fit écho dans le silence.

Les soldats en l’écoutant, paralysés par la terreur et l’indolence aux ordres d’un maraudeur et déserteur de sucroît, se regardèrent avec une hébétude mêlée à du dédain. Qui était-il pour leur donner des instructions ?

L’indiscipline laissa place à la peur, et à la peur succéda l’instinct de survie.

Or, ce ne fut que quand les premiers corps se mirent à tomber et heurter la poussière que leur sourire méprisant laissa place à de l’anxiété et à la discipline. En deux temps trois mouvements, les hommes rappelés à l’ordre se placèrent en formation jusqu’à ce que celle-ci ressembla à une tortue autour de lui. Il s’agissait d’une tactique défensive proéminente employée par des grands stratèges de la Guerre Sanglante. Celle-ci permettait à la fois de ricocher les projectiles arrivant sur leur position grâce aux égides couvrant tous les angles possibles, et aussi réduire la taille de la cible susceptible d’être attaquée. A ce moment-là, l’artiste ne resta pas les bras ballants, jouant de sa lyre non pas pour encourager les troupes, mais leur offrir un moment de répit. Il sentit sa poitrine battre à vive allure, l’adrénaline imbibant son cortex, il eut pour premier réflexe de pianoter les cordes de sa harpe pour y jouer une mélodie plus vibrante et puissante que jamais, à un moment où sa vie en dépendait. De ce vibrato éthéré naquit un immense mistral balayant l’air face à lui, décélérant de manière considérable les flèches et dissipant la fumée.

Un immense horizon s’ouvrit à lui, mais à défaut de lui révéler la voûte céleste, ce fut un ciel noirci par les flèches qui le ramena à l’urgence du moment. Il constata au demeurant que le leurre avait fonctionné, puisque au-delà des panaches de fumée culminant jusqu’à l’éther, il aperçut la silhouette vigoureuse de la guerrière argentée, l’informant par un signe cruciforme que celui qu’ils pensaient être ennemis était en fait allié. Il remarqua aussi qu’elle était descendue de sa monture ailée, la rendant de nouveau disponible et prompt à le défendre. Dans le reflet de ses pupilles, on pouvait voir les messagers de la mort s’approcher jusqu’à complètement envelopper son champ de vision. Mais il ne renonça pas à la vie ni à la victoire puisqu’il commença par positionner son pantin volatile dans l’axe, tout en invoquant grâce à un autre rouleau qu’il délesta de sa ceinture, une immense colonne de fumée qui laissa deviner les contours d’une silhouette draconique d’une taille gigantesque. Ses ailes déployées, son cou en extension et sa mâchoire grande ouverte, son corps émaillé d’écailles d’acier faisait de lui une véritable forteresse mobile, en même temps qu’une arme de siège redoutable. Ainsi une double muraille de pantins géants s’était formée dans les airs, utilisant leur corps comme barrière adaptée pour les attaques aériennes.  Ainsi les projectiles et assauts qui suivirent rencontrèrent d’abord des obstacles avant de pouvoir endommager Yoichi et l’armée. Quand l’averse fut enfin interrompue, l’alpha de la meute exhorta un ordre qui leur permettrait peut-être de tourner la situation à leur avantage :

— Le vent est en notre faveur ! ARCHERS, TIREZ LES FLECHES SUR LE YOKAI A GAUCHE ! A mon signal… MAINTENANT !

Le grand mistral continuait de souffler dans cette direction, donnant aux flèches l’impulsion dont elles avaient besoin pour trouver leur cible, quelle que fut la distance qui les séparait à l’instant. La tempête de flèches fulgurantes alimentées par le vent avaient le potentiel d’affaiblir la créature à l’origine des pétales de fleur. Nonobstant cela, allaient-ils décocher la volée comme il leur ordonnait de le faire ? Rien n’était moins sûr. Il ne leur devait rien, et réciproquement, ils ne le respectaient guère ni n’avaient de raison de l’écouter. Tout dépendrait du succès de ses précédentes manœuvres et de leur rationalité, si tant est que celle-ci existait.

Spoiler:

Engloutie dans le crépuscule des immenses ailes de ses créatures mécaniques, le bataillon dirigé par Yoichi se retrouvait dans une posture expectative qui les laissait à la merci des salves hostiles qui se dirigeaient sur leur position défensive. Sur les rideaux aériens ricochèrent la volée de flèches meurtrières, calcinant la première barrière érigée par Nakidori, l’oiseau gardien qui remplit alors sa fonctionnalité en absorbant une partie non négligeable des dommages sur ses ailes rongées en profondeur par les flammes impitoyables. En revanche, impossible pour lui de survivre à l’assaut qui succéda, à savoir une tripotée efflorescente laminant ses dernières défenses jusqu’à la réduire définitivement en charpie, tout juste bon à finir à la casse. Fort heureusement, ils purent également compter sur l’ultime rempart érigé par le pantin draconique, déployant sa grande stature afin de couper la trajectoire des projectiles restants. Une attaque contrée de justesse grâce aux efforts tactiques du marionnettiste clairvoyant, lequel constata que sa gigantesque création avait écopé de plusieurs fêlures sur l’ensemble de son dos et ses ailes écaillées, où l’on pouvait observer des traces à peine perceptibles laissées par les corolles tranchantes, alors qu’au sol gisait les restes du fidèle volatile qui s’était sacrifié. Quand bien même celui-ci était censé n’être qu’un être inanimé, le manipulateur de pantins lui vouait une valeur sentimentale en ce qu’il s’agissait d’une de ses premières créations héritées de sa mère, autrice de ces ingéniosités, il en avait tiré toute son inspiration. Néanmoins, la situation lui avait imposé de telles précautions, s’il avait pu faire autrement, il se serait exécuté sans hésitation. Or, la guerre ne permettait aucun compromis.

La volée de flèches qu’il commanda de décocher, portée par le magnifique zéphyr, se dirigea tout droit vers la position du monstre canidé. Pris de vitesse, celui-ci criblé de tous ses projectiles ne sembla pas avoir souffert de véritables dégâts pour autant, confirmant la théorie selon laquelle il était inutile de compter sur des armes “banales” pour blesser ces êtres dont la puissance était tirée de forces surnaturelles. Cela expliquait aussi pourquoi la renarde ne prit pas vraiment la peine de s’échapper, quoique les flèches eurent au moins le mérite de l’égratigner. Entre les explosions spectaculaires provoquées par Izanami et les pertes lourdes que subirent les forces du Son, force était de constater que la contre-offensive était un succès. Un tableau qui fut toutefois nuancé par l’apparition d’un nouvel adversaire émergeant de l’écran de fumée et dont l’allégeance était indubitablement du côté de leur ennemi. S’agissait-il de leur commandant? Se demandait-il alors qu’il détaillait la forme serpentine de couleur verte qui avait servi à protéger ses troupes, ainsi que l’immense larve qui l’entourait à présent. Que pouvait-il donc dire à la renarde à ce moment, Yoichi était hélas trop loin pour entendre les détails de la conversation mais il était évident qu’ils entretenaient une certaine complicité, voire un lien de subordination. Il était temps de réduire la distance et pour les renforts de Tetsu d’avancer, alors le meneur d’hommes s’écria:

— Soldats, en avant ! Au pas de course!  

Les ordres furent suivis sans la moindre protestation, car il était désormais clair que l’esprit des soldats n’était plus au doute mais à une anxiété telle qu’elle les rendait naturellement plus disciplinés et plus enclins à laisser leur corps se faire guider par une voix extérieure à leur conscience, tétanisée par une foule d’émotions contraires. La guerre avait le don pour changer le cœur des hommes et séparer le bon grain de l’ivraie, les couards et les vaillants, les incompétents et les clairvoyants, ceux qui se soumettent et ceux qui commandent. Il en résultait que la cohorte se déplaçait à vive allure malgré les équipements dont ils étaient affublés, il fallait dire que la compagnie surentrainée de la Griffe n’avait pas démérité sa réputation de faire partie des plus féroces combattants de Tetsu. Bien que leur avancée pour rallier les alliés se faisait de manière relativement fluide, on put apercevoir au loin que la renarde exécutait de nouvelles tempêtes de fleurs. Le danger était imminent et Yoichi pensa immédiatement à son dragon mécanique qui empruntait la voie des airs et sur lequel il était monté, mais celui-ci était déjà assez abîmé pour risquer de l’utiliser encore une fois comme bouclier contre l’attaque adverse. Soudain, une lueur d’espoir éclaira la sente sur laquelle il se trouvait: il aperçut le commandant sur son pilier qui leur fit de grands signes des bras pour qu’ils se rapprochent, un signe que Yoichi comprit immédiatement sans le dire à haute voix. Cet homme avait un plan.

— Plus vite, PLUS VITE! Sa voix traduisait une certaine intensité, un empressement qui refusait de céder à la fatalité.

Bien que les soldats ne comprenaient pas où il voulait en venir, ils accélérèrent spontanément la cadence de leur course, l’adrénaline aidant, ils réduisirent considérablement la distance tandis que le chevaucheur de dragon les observait depuis le ciel, les cheveux au vent. En calculant les mètres qui leur restait à parcourir pour rejoindre les forces alliées, il estimait que leur vélocité demeurait encore insuffisante. Alors qu’il regardait des feuilles d’arbre flotter dans les airs, une nouvelle idée émergea de sa réflexion. Après avoir exécuté une série de mudrâs, il porta sa main à son éventail pour balayer l’air devant lui, provoquant un grand souffle de vent dont la taille était telle qu’elle enveloppait l’ensemble de l’armée d’une énergie nouvelle. Leurs jambes semblaient plus légères, et ils fendaient le vide avec d’autant plus de célérité. Quelque chose avait profondément changé pour qu’ils fussent capable de traverser une telle distance en si peu de temps. Le fruit d’une technique propre à l’adepte du Fûton.

Doton, Otoshibuta (Grand Couvercle)

Ce ne fut seulement qu’à la dernière seconde qu’un immense couvercle de pierre apparut depuis le ciel, avant de retomber au-dessus des deux armées et les recouvrir de manière complètement hermétique. L’obscurité les empêchait de voir durant quelques secondes qui paraissaient s’éterniser dans l’esprit de ceux se trouvant à l’intérieur. Bien qu’il était difficile de voir, ils comptaient sur le mystérieux commandant pour les sauver de cette impasse. Lorsque l’orage fut passé, il était temps de faire les présentations, puisque l’artiste ambulant put enfin se rapprocher du fautif de cette zizanie. Contenant ses ardeurs, il n’oublia pas que l’objectif était de mettre l’ennemi en déroute.                                                                                                                                                                  
— Nous sommes les renforts, la Compagnie de la Griffe menée par Fujiwara K. Seira, vassale de Terutaka le Tigre de Jade. J’ignore pourquoi vous avez été aussi prompts à tirer sur vos propres alliés mais ce n’est pas le moment pour régler nos comptes maintenant. Concentrons nos efforts sur notre ennemi commun, avant que ceux-ci n’en profitent. Dites à vos cracheurs de feu d’enflammer les flèches de nos archers également. En combinant nos forces, nous serons plus efficaces. Il se tourna alors vers les fantassins derrière lui, levant le bras pour donner de nouvelles instructions. A MON SIGNAL, TIREZ!

Si l’on pouvait penser que l’objectif de cette manœuvre offensive était d’éliminer la renarde blanche, il n’en était rien dans l’esprit aiguisé de Yoichi qui avait compris que la précédente tentative ne s’était révélée guère efficace. Pour autant, il utilisa ce moment de diversion pour intimer à son comparse de passer à l’action. L’un perché sur son dragon majestueux, l’autre sur son pilier, ils parvinrent à synchroniser leur assaut de manière impeccable. Ce fut d’abord le pantin ouvrant sa gueule béante et qui relâcha un gaz toxique qui, une fois respiré, risquait de rendre leur adversaire plus susceptible d’être touché.

Doton, Tsuchi no Kiba (Crocs de Terre)

Le commandant des forces telluriques fit alors apparaître à ses pieds plusieurs lignes dans la terre qui s’avancèrent à grande vitesse dans plusieurs directions, correspondant à chaque ennemi dans le périmètre, qu’il s’agisse de la renarde, de la larve qui venait de naître, de l’invocateur de yokai ou du reliquat de l’armée otojine, personne n’était épargné par les crocs de terre qui émergèrent soudainement du sol pour pourfendre les ennemis, les empaler et les surélever du sol et les exposer à l’attaque suivante, celle-ci exécutée par l’homme aux cent pantins. Ce dernier généra une mitraille de projectiles d’acier qui fendirent l’espace jusqu’à arriver jusqu’à la renarde, dans le but de la transpercer de toutes parts et lui porter le coup fatal, elle et tout le reste de sa cohorte. La yokai canidée était pour l’instant identifiée comme la plus dangereuse, au vu des techniques précédentes, mais quid du yokai qui avait été invoqué? Et qui pouvait bien être cet ennemi inconnu?

Spoiler:

La myriade de sépales chamarrées laminèrent les barrières rocailleuses de tous les côtés, une brume sanglante éradiquait alors toute vie à l’extérieure de la demi-sphère qui venait d’être érigée pour protéger ceux qui s’étaient réfugiés à l’intérieur de son sanctuaire. Si le silence mortuaire était de mise parmi les rangs finalement rassemblés de Tetsu, c’était que la frayeur contagieuse des uns et des autres les empêchait de se disperser, la réalisation que le moindre faux pas pouvait les faire passer de vie à trépas. Des grimaces désespérées, des regards inquiets, une harmonie dans l’appréhension de la mort à son paroxysme alors qu’ils voyaient leur sort confié à un parfait inconnu, un mercenaire de surcroît. Pourtant, c’était ce mercenaire qui venait de les sauver grâce à sa prescience et l’étendue de son arsenal  ninja, témoignant à la fois d’un esprit stratège et de compétences personnelles qui n’avaient rien à envier à un chef d’armée. De manière instinctive, il avait accepté d’endosser ce rôle et de naviguer au milieu du chaos de la bataille, unissant les consciences dans une symphonie guidée par sa voix seule. Le concerto qu’il donnait à ce moment avait su mettre en accord les individualités et effacé les réticences des plus défiants, mais pour combien de temps encore? L’enfant des terres de neige vit la structure rocheuse s’effondrer, et le ciel s’ouvrir à nouveau sous les clameurs soulagées des soldats réalisant qu’ils avaient survécu une nouvelle fois. Mais dans le regard empli de sang-froid du jeune mercenaire, on pouvait voire que son attention était entièrement focalisée sur l’inconnu qui échappait encore à son équation, un homme dont la puissance irradiait sur le champ de bataille…

La démonstration de son pouvoir bouleversa d’ores et déjà le paradigme originel de l’artiste vagabond, constatant avec quelle facilité l’homme en haut-de-forme avait su se sauver des crocs de roche et des projectiles d’acier lancés avec une coordination parfaite par les forces alliées. Il était intact, après avoir littéralement réduit à néant les attaques arrivant sur lui. Yoichi quant à lui tentait de comprendre le phénomène qui venait de se dérouler sous ses yeux ébahis, quoique malgré sa langue de poète les mots lui manquaient encore pour décrire cette distorsion de la réalité. Il y avait aussi cette chose qui s’enroulait autour de la souche du bras qu’ils venaient de lui amputer. Pour une raison qu’il ignorait, cet homme avait l’air de contrôler ces yokais, de la même manière que lui savait manipuler ses pantins, à la différence que l’art du Kugutsu était un art répandu alors qu’avoir une telle influence sur les yokais ne relevait guère du champ de l’existant pour les shinobis. Il était face à une réalité qui ne s’expliquait pas. Le troubadour en lui criait d’excitation à l’idée d’en apprendre plus sur cet homme aux mille mystères, mais sa raison exerçait une pression spirituelle si forte qu’il n’oublia pas qu’il était face à un être extrêmement dangereux, et qui n’était pas à prendre à la légère comme les Otojins qui venaient de périr à ses pieds. La loi du plus fort avait voulu qu’il fusse le dernier en vie parmi ses alliés, et le nombre des hommes tombés au combat donnait Tetsu largement vainqueur de cette échauffourée et pourtant, rien n’était encore joué.

Quand Yoichi vit l'énergumène se rapprocher de la silhouette de la renarde agonisante, et Izanami charger vers lui avec empressement comme pour fuir un danger imminent, il comprit aussitôt qu’une chose terrible était sur le point de se produire et qu’il devait réagir immédiatement. Cela ne pouvait signifier qu’une chose:

— ELLE VIT TOUJOURS!! La renarde va attaquer! Préparez-vous! La tempête de fleurs n'était guère terminée.

Ses mots électrifièrent le corps de ses soldats qui pensaient que le danger était passé et qu’ils avait fait face au pire, et que leur supériorité numérique était synonyme de victoire… Tout cela n’était que chimère dans un monde aussi cruel que le Yuusei, où l’écart de puissance entre les êtres qui le peuplaient pouvait être démesuré au point qu’il eut été légitime de se demander si de tels êtres faisaient vraiment partie de la même réalité que nous. Malheureusement pour cet ennemi, c’était bien le cas, et il menaçait de les supprimer complètement de cette dimension s’ils ne se défendaient pas. La terre grondait sous le déferlement chakratique hors norme qui se dégageait de la renarde canalisant son ultime jutsu face à une foule d’insectes qu’elle pouvait facilement éradiquer si elle le désirait. Au vu de l’offensive imminente, le dragon mécanique commandé par le marionnettiste sur son dos se mit à battre plusieurs fois des ailes, d'abord pour tenter ne serait-ce que déséquilibrer sa cible au milieu de son incantation, et soufflant des rafales qui entrèrent en collision avec les pétales de fleur mais sans pour autant arrêter sa course inexorable vers troupes tetsujines. A ce moment précis, Yoichi n’avait que pour seul objectif de sauver sa coéquipière et laisser au commandant le temps de composer ses mudrâs pour former les murs. Un premier mur se forma, puis un deuxième, juste assez hauts pour couvrir le pantin volant et les soldats à terre. La sueur coulait sur la tempe du shinobi du Fer, priant intérieurement que leur manœuvre se solde sur une réussite.

Spoiler: