Jetant un dernier coup d'œil au papier froissé qu’il tenait dans la main contenant une adresse, le visage plus fermé que d’habitude, Yoichi marchait d’un pas pressé à travers le centre-ville plutôt animé en ce milieu de journée. Il était si pressé qu’il manqua de peu de bousculer un passant qui regardait ailleurs, il aurait été dommage de causer un incident alors qu’il était officiellement en séjour à Homura pour une visite diplomatique. Il était déjà anxieux à l’idée que Wari soit laissée en roue libre en pleine capitale sans surveillance, il n’était donc guère de bonne augure de contribuer lui-même à leur risque de se faire bannir de manière prématurée. Surtout qu’il n’avait pas fini de faire le tour des quartiers, il souhaitait profiter de ce voyage pour explorer un maximum de choses, trouver l’inspiration pour ses nouvelles histoires, bien qu’il fût depuis ce matin beaucoup plus difficile de se concentrer, en raison d’un incident particulier. Machinalement, il se grattait la tête comme s’il tentait de chercher quelque chose dans ses cheveux. En vain. Son regard fureta vers une allée qui s’éloignait des grands bâtiments administratifs et résidentiels, une de ces allées étranglées et sombres où l’on peut s’attendre à se faire attaquer par la racaille du quartier. Ce fut donc d’un pas prudent qu’il approcha l’allée douteuse, regardant derrière lui si quelqu’un le suivait. En particulier ce chuunin un peu trop collant à son goût qui devait le surveiller dans ses déplacements pendant son quartier libre, Yoichi malin qu’il fut profita de la pause clope de son accompagnateur pour lui fausser compagnie. Il était d’ailleurs sûrement à sa recherche à ce moment précis.

Son pied s’enfonça dans la boue, le pavement s’arrêtait ici visiblement. Agacé dans un premier temps par le fait que sa sandale fut recouverte de terre, il se figea au moment de sentir des effluves aromatiques arrivant dans sa direction. Il leva les yeux devant lui afin de déterminer l’origine de ces odeurs particulières sur lesquelles il n’arrivait pas à mettre le doigt. Des mélanges de plantes et substances en tous genres. Son attention fut immédiatement happée par l’étrangeté de la structure dominant le milieu du quartier, contrastant avec le reste des bâtisses traditionnelles. Interloqué par la présence d’une telle forme d’architecture primitive en plein milieu du centre-ville d’Homura, un centre civilisationnel du Yuusei qui plus est, il se demandait d’abord s’il ne s’était pas trompé d’endroit. Il sortit son bout de papier pour confirmer qu’il était bien à l’adresse qu’on lui avait indiqué. Intrigué par l’aura esotérique que dégageait ce qui pouvait s’apparenter à un refuge pour les démunis, force fut de constater pour Yoichi qu’il en était rien une fois entré à l’intérieur. Nombreuses étaient les babioles et décorations tribales qui ajoutaient à l’atmosphère spirituelle et envoûtante des lieux, il n’avait plus l’impression d’être à Homura mais dans un lieu hors du temps. Au milieu de cet assortiment visuel exotique, Yoichi aperçut une sorte de comptoir où ils recevaient probablement les patients mais personne n’était là pour l’accueillir. Il se demandait si la personne était absente en ce moment, ce qui aurait été dommage puisque son temps à Homura était limité. Il s’accouda à la table, cherchant la salle du regard et remarqua un escalier derrière qui donnait vers l’étage supérieur.

— Il y a quelqu’un? demanda-t-il simplement en espérant se faire entendre.

L’écho de sa voix résonna entre les murs. Quelques secondes passèrent sans réponse, jusqu’à ce qu’il entende des bruits de pas omineux au niveau de l’escalier annonçant la venue imminente du maître des lieux. Plutôt qu’un vieux rabougri ou une vieille dame, ce fut un jeune homme dans la fleur de l’âge et au torse luisant de muscles saillants qui l’accueillit sobrement au sein de sa demeure. Observateur qui plus est, puisqu’il comprit immédiatement qu’il avait affaire à un étranger dont la tenue vestimentaire dénotait des origines extérieures au village. Pas difficile en même temps de reconnaître que son habit d’eskimo n’était pas tout à fait dans les tendances locales d’Homura. Il pouvait parler, il pouvait très bien en dire de même pour son interlocuteur et son allure de guerrier tribal, il ne manquait plus que la lance en bois et le cri de guerre pour compléter le tableau. Mais il n’était pas dans une de ses histoires d’indigène racontées dans les livres, il faisait face à un individu riche en mystères à élucider et qui avait certainement de très passionnantes histoires à raconter. L’inconnu le dévisageait comme pour essayer de jauger ses capacités à un simple regard, à la moindre gestuelle. Yoichi confirma en guise d’introduction les dires de son vis-à-vis:

— Certes, je suis originaire de Tetsu. Je remarque aussi une grande différence entre vous et le reste du village, seriez-vous un avant-gardiste qui essaye de lancer une nouvelle tendance? laisse-t-il échapper sur un ton on ne peut plus sérieux.

D’aucuns auraient pu y percevoir du sarcasme, voire une blague vraiment déplacée pour deux parfaits étrangers mais au fond, son âme d’artiste espérait avoir fait la rencontre d’un semblable. Il n’avait que du respect pour ceux qui savaient affirmer leurs goûts esthétiques au risque de se faire marginaliser. Il savait en réalité que tous ces éléments, tout le bric-à-brac qui composait cet environnement cabalistique avait sa propre histoire, un passé obscur qui ne demandait qu’à être excavé. Il était curieux d’en savoir plus, d’où son questionnement sur les origines de cette excentricité. Il n’y avait rien qui n’inspirait plus le dramaturge que de faire la rencontre d’individus sortant des sentiers battus.

— On m’a dit que vous étiez guérisseur de maux en tous genres… J’ai un problème depuis ce matin, c’est par rapport à mes cheveux.

En effet, la raison pour laquelle il ne cessait de se passer la main dans les cheveux n’était pas dans le but d’impressionner ses dames mais plutôt car il vérifiait si une autre de ces ignobles insectes s’était encore glissé dans sa rougeoyante crinière. Lui qui accordait des heures entières à entretenir sa magnifique chevelure dont il était fier, son sang ne fit qu’un tour pendant sa toilette du matin.

— Un pou je vous dis. Gros comme ça. Évidemment, reine du drama qu’il était, il ne pouvait s’empêcher d’exagérer la taille de la bestiole en écartant ses doigts jusqu’à près de cinq centimètres. Je pense que quelqu’un qui me l’a refilé. J’aurais besoin que vous m’examiniez pour savoir s’il y en a d’autres et s’il y a un traitement contre ce genre de vermine. S'il vous plaît... Son ton était paniqué, limite implorant. Sa voix en tremblait encore alors qu'il repassait la scène dans sa tête.

Il ignorait encore d’où pouvait provenir ce curieux insecte noir qu’il avait retrouvé ce matin dans ces cheveux quand il se brossait face au miroir, il avait alors laisser échapper un cri à rendre jaloux les adeptes de l'Onkyôton avant de sauter de sa chaise avec la grâce d'un pachyderme, une expérience horrifiante qu'il n'était pas prêt d'oublier de si tôt. Trop bien absorbé par l'épouvante du moment pour se douter que cette sombre histoire était liée à ce roublard d’Aburame Wari qui deux jours plus tôt pendant le voyage pour venir jusqu'ici avait profité d’une tape sur l’épaule pour déposer sans qu’il ne s’aperçoive un de ses kikochu femelles afin de traquer sa position à chaque instant. Probablement l’insecte avait-il depuis trouvé refuge plus loin dans ses cheveux pour éviter d’être délogé. Bien qu’il eut l’habitude d’imaginer des scénarios, même les pires, son esprit était bien trop tourmenté pour oser visualiser une multitude de ces mini-yokai grouillant à l’intérieur de sa soyeuse chevelure.

Face à la détresse de l’homme venu d’ailleurs, le médecin tribal commença par l’examiner sous plusieurs angles, usant de son œil expert pour désenchevêtrer le problème qui lui était posé. Laissant le silence envelopper la salle, il se révélait méthodique et précis dans ses gestes, ne se perdit guère dans de filandreux discours pour expliquer les symptômes ou pour étaler son savoir à son patient, lequel tenta au mieux d’étouffer sa nervosité. Yoichi le regarda manipuler sa délicate chevelure crépusculaire d’un côté puis de l’autre, marmonnant à peine quelques mots à lui-même avant de procéder finalement au traitement. Il l’invita à s’asseoir sur une chaise qu’il mit à sa disposition. Une fois installé, il reçut une sorte de hotte de bambou sur la tête, de plus en plus chaude, dégageant une forte odeur de plante pas désagréable mais dont les effluves ne tardèrent pas à enrober la pièce toute entière. Le praticien le rassura sur le fait que cette procédure ne représentait aucun danger, lui expliquant qu’il s’agissait d’une technique ancestrale pour éloigner les insectes des campements en période estivale, mais qu’elle était aussi nourrissante pour les cheveux. Ce qui avait évidemment de quoi recevoir l’approbation pleine et entière de celui à l’hygiène impeccable et qui passait des heures entières chaque jour à entretenir sa crinière. Une routine pas très commode pour un ninja dira-t-on, mais qui témoignait d’une exigence élevée envers lui-même afin de se présenter à un public sous son meilleur jour. Ne disait-on pas d'ailleurs que les cheveux étaient le miroir de l’âme?  

Maintenant la question était de savoir si le visiteur dans ses cheveux allait finalement le laisser tranquille ou non. Toute la vapeur qui se dégageait du panier champêtre avait largement embaumé ses cheveux, au point que ceux-ci avaient parfaitement imprimé le parfum. Quelques secondes passèrent, jusqu’à ce qu’il sente comme des chatouillements vers l’arrière du crâne, quelque chose descendait vers la nuque et cette seule sensation avait de quoi faire tressaillir le pauvre Yoichi. Passant la main dans ses cheveux, ses doigts manquèrent de peu le parasite qui esquiva son dextre avec une agilité digne d’un taijutsuka mais il n’en démordait pas pour autant et revint à la charge pour essayer d’attraper le satané pou. Encore raté. Peut-être qu’il fallait attendre plus longtemps pour que le produit fasse effet, comme le suggérait le toubib. Ainsi, le patient prit son mal en patience, profitant de cet intermède pour faire la conversation avec sa couronne de bambou sur la tête, il accepta de répondre aux questions en acceptant de passer par le tutoiement cette fois, après tout à en juger par son apparence juvénile il devait avoir à peu près le même âge que lui.

— Dans ce cas, tu peux m’appeler Yoichi. Tu as raison, je voyage beaucoup, j’explore le monde afin de partager ma passion pour la musique et le théâtre. J’ai pour projet de donner des représentations dans le monde, apporter le sourire aux gens, et devenir un artiste reconnu dans tout le Yuusei. Mais pour cela, il faut que je trouve l’argent pour financer mes spectacles…


Il n’était pas un vulgaire saltimbanque, son but premier était de créer sa propre troupe, voyager dans le monde et se faire un nom dans le milieu du spectacle. Figurer parmi les noms d’artistes qu’il tenait en admiration et dont il avait épluché les œuvres au travers de plusieurs années de lecture et d’apprentissage. Né d’une famille d’artistes, sa mère marionnettiste et son père musicien, son destin était fixé dès son enfance. Perpétuer ce talent pour l’art était tout naturel pour lui. Du talent, son interlocuteur en abondait également, même si l’origine de celui-ci restait encore un mystère.

— Tu as dit plus tôt qu’on utilise ce traitement “d’où tu viens”. J’en déduis que tu n’as pas toujours vécu ici, à Homura? C’est donc de là "d'où tu viens" que tu as appris tout ce que tu sais en médecine?  

De nature curieuse et ouvert à toutes sortes de cultures étrangères, l’intellectuel qu'était Yoichi ne pouvait s’empêcher de poser ses questions et de tenter d’en savoir plus sur les racines de ce savoir-faire ancestral.

Sans se laisser distraire par les odeurs de plantes qui se dégageaient du haut de son crâne, Yoichi écoutait diligemment son interlocuteur se présenter sous le nom de Gakusha Ashin. Il était un guérisseur venu d’ailleurs, natif d’un hameau dans lequel il avait hérité de ses connaissances médicales. Des connaissances basées non pas sur le savoir académique qu’on pouvait prodiguer dans les écoles de nos jours, mais grâce à l’apprentissage de son cercle tribal, dont il faisait partie. Cela expliquait tout ce cadre relativement chamanique, aux méthodes plutôt rustiques qu’il n’avait jamais vu auparavant. Du contraste avec le reste du village, à la tenue particulière du maître des lieux, tout cela faisait sens dans l’esprit de l’artiste itinérant. Tout comme ce dernier, le guérisseur n’était pas à l’origine un ninja ou samouraï, ses capacités n’étaient guère orientées vers le combat mais dans un projet plus noble et résonnant avec celui de Yoichi. Une consonnance qui se confirmait lorsque Ashin lui révélait son but de développer la guérison pour le peuple aussi bien que pour l’armée, guérir les victimes collatérales de la guerre, les grands oubliés. La guerre et les Yokai faisaient partie des grands fléaux de ce monde et seuls des hommes comme eux pouvaient vraiment changer la donne, restaurer l’espoir en l’humanité. Une conviction profondément ancrée dans l’esprit du vagabond des terres gelées. Son regard suivit celui du carnet que le guérisseur ouvrait face à lui mécaniquement, sans perdre sa concentration ni faire vraiment de commentaire à ce propos, puis divaguait vers les différentes décorations ornant harmonieusement la salle. Des décorations qui reflétaient des coutumes et traditions dans lesquelles il avait bercé et dont il s’entourait pour se rappeler d’où il venait, comme une manière de garder les siens près de lui et ne pas les oublier? Probablement. Il avait lui-même bien fait le choix de garder sa capuche de fourrure malgré le changement de climat, moins par souci vestimentaire que pour ne pas oublier qui il était.

— Tu es un homme intéressant, Ashin. Apporter ton savoir-faire médical de ton village jusqu’ici, pour des gens qui ne sont pas de ton cercle. Et les victimes de la guerre il y en aura toujours. Un travail sans fin si on y réfléchit bien, puisque la guerre rythme le monde. J’ai pu en faire l’épreuve moi aussi. Son regard s’assombrissait l’espace d’un instant, avant de retrouver sa flamboyance. C’est aussi ce que je cherche à accomplir, en soignant les cœurs des gens, ces blessures imperceptibles qui tourmentent le quotidien des peuples.

Était-ce idéaliste de sa part? Sûrement. Peut-être que le guérisseur pouvait le comprendre au vu de son parcours. Yoichi lui n’avait pas d’ennemis, ni d’alliés véritables pour l’instant. Il avait conscience de l’ampleur de ses ambitions, aussi utopiques fussent-ils, c’était ce qui lui donnait de l’allant au jour le jour, et l’inspirait à faire mieux, à repousser et traverser les frontières, en dépit des risques et des dangers. Quant à Ashin, celui-ci avait vécu en relative sécurité dans son hameau, loin des conflits et autres catastrophes. D’abord observateur du monde, il avait décidé d’agir. Une âme d’aventurier, comme lui.

— Je vois. Tu es le seul à avoir quitté les tiens? Était-ce de ton propre vouloir, ou s’agit-il d’une sorte de rite de passage pour les apprentis de ton village? Parce qu’à t’écouter, vous avez l’air d’avoir formé votre propre culture, votre propre société au sein du pays. Tu as parlé d'esprits qui vous protègent: cela fait partie de vos croyances?

Au risque de submerger son interlocuteur de questions, Yoichi tenta de répondre de manière instinctive à la série de questions qui suivait, sans vraiment réfléchir mais en suivant simplement son cœur et ses convictions. Sa réponse fut honnête et traduisait ses pensées telles qu’elles lui venaient à l’esprit.  

— Bien sûr que j’ai peur. A chaque étape de mon voyage je me demande si je ne vais pas tomber sur un homme dangereux ou un yokai sanguinaire contre lequel je ne saurais me défendre. Mais si je reste enfermé chez moi dans mon village, je ne saurais jamais comment est vraiment fait le monde, je dois l’explorer moi-même et m’inspirer de ces rencontres. Autrement, comment décrire les héros de mes œuvres, les vilains qui animeront mes représentations, si ce n’est à travers ce fabuleux canevas que m’offre la réalité? Mon but n’est pas de bercer mon public d’illusions, mais de leur offrir le monde dans toute sa grandeur.

Devenir un interprète du monde, c’était son souhait.

Tandis que ses cheveux continuaient à recevoir le traitement contre les nuisibles, Yoichi regardait le médecin à l'œuvre se déplacer dans la pièce et reprendre place sur son tabouret, la main toujours posée sur son carnet. La discussion abordait les thèmes du voyage et des passions qui animaient respectivement les deux hommes, malgré leurs différences d’origine et leur domaine d’expertise, il y avait comme une forme de respect, au moins du côté du Tetsujin qui s’intéressait beaucoup à cette culture qui avait donné lieu à une telle médecine et à cette spiritualité si chère au hameau de l’ancien apprenti. Il raconta qu’il avait fait la rencontre d’un ninja qu’il a soigné lorsque celui-ci avait fait une étape dans son hameau, un ninja plus tard devenu son mentor et qui l’aurait inspiré à découvrir le monde. Un schéma qui lui a naturellement rappelé celui de l’artiste itinérant, se laissant porter par ses aventures à travers le monde et donner le sourire aux gens. Lui aussi avait ses mentors en quelque sorte, ses parents qui lui avaient donné le goût du spectacle et du divertissement. L’influence de sa mère avait été particulièrement forte et a laissé une marque indélébile sur son talent pour le marionnettisme qu’il était encore en train de perfectionner à ce jour. Il pouvait imaginer la perte que pouvait représenter celle d’une personne qu’on admire et qui l’avait inspiré dans une certaine mesure, bien qu’il ignora tout de la nature de cette relation, il pouvait observer dans la manière que Ashin avait de le décrire qu’il nourrissait un véritable respect envers lui. Il était aussi le seul apprenti à avoir quitté sa communauté, peut-être avait-il eu le courage de faire ce premier pas grâce à son mentor justement? Yoichi afficha un sourire gêné lorsqu’il vit son projet comparé à celui de cet homme qui était apparemment quelqu’un qui voyageait beaucoup et qui comme lui souhaitait rendre le monde meilleur autour de lui.

— Il n’y a pas de doute, ton maître était quelqu’un de bien. S’il a réussi à avoir ta confiance malgré la différence des cultures, c’est qu’il devait avoir un esprit très ouvert, autant que toi en tous cas. J’imagine que c’est lui qui t’a inspiré à quitter le hameau ?

Le monde était peuplé de dangers en tous genres mais était-ce pour autant qu’il ne fallait pas s’y aventurer? Rester dans sa zone de confort? Pendant longtemps Yoichi était prisonnier de sa propre demeure, car le climat de Tetsu se montrait impitoyable envers les hommes que le destin avait fait de faible constitution. Il s’était longtemps demandé si le sort l’avait condamné ainsi pour quelque motif impénétrable, s’il tombait aussi souvent malade car il avait mérité une telle condition. A force d’accoutumance cependant, il avait appris à endurer ses faiblesses et mettre l’accent sur les domaines où il excellait, l’intelligence plutôt que la force, le discours plutôt que la violence. Son regard un brin mélancolique se perdit dans les décorations, comme s’il essayait d’en percer les insondables mystères. En vérité, il se projetait dans la pièce, en se remémorant la position des meubles de sa chambre, en imaginant ses frères et soeurs à ses côtés tandis qu’il décrivait son souvenir de Tetsu à l’Homurajin.

— On dit que Tetsu est un pays à la blancheur éternelle, les hivers sont longs et impitoyables. Les terres ne sont pas propices à la culture, et les habitants souffrent de faim et de froid. Malgré tout, nous gardons le moral grâce aux divertissements, les mythes et légendes autour de la culture populaire. Mes parents étaient parmi les précurseurs du théâtre à Tetsu et ils ont cultivé chez moi le goût pour les représentations, ma mère la maîtrise des pantins et mon père la musique. Il marqua une pause, afin de ne pas monologuer sur sa propre vie et parler de lieux emblématiques de Tetsu. Je peux te parler du Château Inconnu bâti en l’an -37 sous l’Empire Guntô, mais qui a été déserté à la fin de la guerre sanglante et la chute des empires. Des rumeurs racontent que le château est hanté par les fantômes des personnes qui y sont morts mystérieusement un jour, mais personne n’a vraiment su le confirmer. Mes parents m’ont toujours interdit de m’y rendre quand j’étais enfant, et je n’ai jamais osé m’y aventurer depuis. Je souhaite percer le mystère de ce lieu antique, quand je serai rentré à Tetsu avec de l’argent pour ma famille. La raison pour laquelle il avait quitté le pays initialement.  Tu sais peut-être aussi que Tetsu est le pays d’accueil des samouraïs Fujiwara suite à la chute de l’Empire Guntô, même si le clan reste principalement localisé à Homura, j’ai eu l’occasion d’en croiser certains. Ce sont des hommes au mental d’acier et qui mettent leur corps à l’épreuve du froid, des vrais guerriers d’une grande droiture et loyauté. Je ne saurais te dire s’ils sont vraiment différents de ceux d’ici car je n’en ai pas encore rencontré.

En écoutant Ashin lui proposer de perpétuer l’histoire de son propre peuple auprès des villages du monde, le troubadour était plus que ravi d’accéder à cette requête, vu qu’il était lui-même prêt à lui demander l’autorisation:

— Ce serait avec plaisir, à condition que j’arrive à restituer votre culture telle qu’elle est. Pour cela, il lui fallait plus d’informations afin de satisfaire sa curiosité. A quoi ressemblent ces esprits dont tu parles? Existe-t-il des catégories ou des rôles, des manières de communiquer avec eux? Je ne manquerai pas de propager l’histoire des Zéphyrites dans les villages où je ferai étape, ou peut-être auras-tu l’occasion de le faire toi-même qui sait? Si tu comptes suivre les traces de ton mentor? On ne savait jamais de quoi le lendemain était fait après tout.

Une lueur d’espoir dans un couloir abyssal, c’était ce que semblait incarner l’homme au cœur pur qu’était Gakusha Ashin. Plus ce dernier détaillait les us et coutumes de son peuple, des esprits du vent qui protégeaient les faibles ou punissaient les impudents, cette légende de l’ascension des humains transcendant leur condition pour s’élever vers l’éther. Le dramaturge imprimait dans son esprit les moindres détails que lui offrait son interlocuteur, et dans ses yeux, une lueur, une ébauche se dessinait d’ores et déjà. Il imaginait un peuple vivant dans la tranquillité et l’harmonie avec la nature, honorant les esprits et confrontant les dangers en s’appuyant sur la force de leur superstition. Des valeurs, des croyances profondément ancrées dans leur culture, l’irrésistible trame se tissait progressivement et devenait comme une évidence pour Yoichi. Il composait intérieurement cette nouvelle pièce de théâtre, ou était-ce une chanson? Tant de possibilités s’offraient à lui, bien qu’il ne voyait pas cet échange avec le descendant des Zéphyrites comme une simple opportunité, c’était bien plus que ça. Une rencontre humaine, un coup du destin. Sa conviction fut d’autant plus renforcée quand le guérisseur lui fit part de certaines réflexions sur les moyens de protéger les habitants de Tetsu du froid. On pouvait lire un sourire sincère sur les lèvres de Yoichi, un sourire qui contrastait avec ses expressions conventionnelles.  

— Notre village est très modeste, mais nous t’y accueillerons avec plaisir. Si un homme comme toi avait été présent lors de la guerre d’Oto, bien des malheurs nous auraient été évités. Il faudrait notamment résoudre le problème du froid, or nous n’avons pas de plante médicinale là-bas à ma connaissance qui soit capable de survivre à des températures aussi basses. L’auto-suffisance pour nous sonne comme une curieuse chimère, tant nos ressources en nourriture et médicaments sont réduites à peau de chagrin. S’il y a quelque chose que je peux faire pour t’aider dans cette initiative, tu peux compter sur moi. Il porta la main près de son cœur; une flamme dans les yeux, comme pour afficher sa détermination à sauver son village, quoi qu’il lui en coûte.

Peut-être que ce guérisseur était l’homme de la situation finalement. La tête de Yoichi s’abaissa légèrement, son sourire s’effaçant peu à peu. Il espérait trouver la rédemption après avoir échoué à sauver une personne qui lui était chère. Cette impuissance, cette sensation de faillir à son devoir, il ne voulait plus jamais la ressentir.

— Tu sauras faire ce que je n’ai pas pu accomplir…

Il brisa le silence pour revenir sur le sujet des Zéphyrites qui l’intéressait tant. Il étudia le gri-gri dans sa main que venait de lui offrir le shaman, un objet à l’artisanat aussi exotique que fascinant. Il inclina la tête en signe de remerciement. Cet objet était-il censé représenter quelque chose spécifiquement? Pour l’avoir confié à un homme qu’il venait de rencontrer à peine, il devait probablement s’agir d’un souvenir ou d’un objet pour lui assurer bonne fortune dans ses voyages. Mais c’était déjà un véritable signe de reconnaissance de la part de l’Homurajin, une promesse que leurs chemins se recroiseraient un jour.

— Merci, je le garderai précieusement en souvenir de notre rencontre. Ce visage, je suppose qu’il s’agit d’une représentation d’un Zéphyrite? Demanda-t-il avant de porter le collier autour du cou.

Remarquant que ses cheveux ne le démangeaient plus du tout, il n’avait pas vu les minutes s’égrener tant il était investi dans le fil de la conversation. Il laissa alors le praticien lui retirer la coiffe de bambou dont les feuilles avaient fini de brûler visiblement, avant de se lever de son siège, s’adressant une dernière fois à son interlocuteur.

— Je ne voudrais pas te prendre plus de temps qu’il ne faut, tu as d’autres patients à recevoir sûrement. Et j’ai du travail devant moi si je veux pouvoir apporter de l’argent à ma famille. Un sourire et une main tendue en guise d’au revoir. "Kuunavang, le dragon protecteur des tempêtes"... Que penses tu de ce titre pour une pièce de théâtre? Mais j’aurais sûrement besoin de te demander conseil quant à certains passages afin de rester le plus fidèle possible, c’est toi l’expert après tout.